— Oui, assure Raphaël.
— On est chez une femme, c’est ça ?
— Exact.
— Et où est-elle ?
— T’occupe.
— Elle est mignonne, non ?
Raphaël rigole.
— Je vois que tu reprends tes esprits ! C’est bon signe. Mignonne, c’est un bien grand mot, mais…
— Je me souviens vaguement de son visage et de sa voix, explique William. Elle m’a sauvé la vie, en tout cas.
— Elle n’a pas vraiment eu le choix.
Will s’arrête devant la porte des toilettes et considère son frère avec inquiétude.
— Tu l’as pas…
— Quoi ?
Will hésite.
— Tu l’as pas tuée, au moins ?
Le sourire de Raphaël disparaît, William regrette instantanément ses paroles.
— C’est la fièvre qui te fait délirer, mon frère.
— Pardon, murmure William.
— Elle est dehors avec Fred. Mais méfie-toi d’elle, elle est dangereuse.
Raphaël lui montre le bandage qui orne son avant-bras.
— Sept points de suture. Elle a essayé de me planter, cette nuit. Mais je l’ai pas tuée.
— Excuse-moi.
— C’est rien. Je crois bien que si elle ne t’avait pas sauvé, j’aurais pu le faire.
Il est assis dans un vieux fauteuil. Celui où s’asseyait son père, le soir, pour lire ou méditer.
Raphaël regarde William qui s’amuse dans son parc, sur son tapis multicolore. Depuis peu, il arrive à tenir assis et même à marcher à quatre pattes. Bientôt il avancera sur ses deux jambes et Raphaël n’en revient encore pas de le voir grandir si vite.
Pour le moment, William essaie de faire entrer de force une pièce carrée dans un trou triangulaire. De temps en temps, il lève les yeux vers son frère et un sourire illumine son visage harmonieux et délicat.
Ses yeux, clairs comme de l’eau de roche. Qui dévorent le monde avec un appétit démesuré.
Raphaël se penche à la fenêtre ouverte. Il aperçoit Anthony, assis sur un muret au milieu de sa bande de copains.
Raphaël siffle, Anthony lève la tête vers le quatrième étage.
— Quoi ?
— Remonte, ordonne Raphaël. C’est l’heure.
Il voit bien qu’Anthony rechigne, mais il sait qu’il obéira. Leur mère étant partie travailler, il est chargé de veiller sur ses deux frères. Alors que, comme tous les adolescents de son âge, il voudrait rejoindre sa petite copine ou faire une virée avec ses potes. Mais aujourd’hui, la voisine n’était pas disponible…
Raphaël s’agenouille à côté du parc, caresse la joue de William.
— T’es têtu, toi ! Attends, je vais t’aider…
Il attrape son poignet, l’aide à insérer la pièce dans son logement. Will rigole, tape des mains, content du résultat.
Anthony fait alors irruption dans l’appartement.
— Je peux rester encore un peu avec… ?
— Non, l’interrompt Raphaël. T’as tes devoirs à faire.
Anthony a un soupir d’agacement.
— Tu peux pas me les faire ?
— Et puis quoi encore ? aboie Raphaël. T’as intérêt à avoir fini quand la mère va rentrer. Sinon je te fous une branlée. Compris ?
— Ça va, t’énerve pas ! bougonne Anthony en quittant la pièce.
Raphaël soupire à son tour et s’allume une cigarette.
Avant, il fumait en cachette. Mais depuis que son père est parti, beaucoup de choses ont changé.
Anthony est devenu taciturne et colérique. Sa mère, triste et insomniaque.
Et William est arrivé.
Oui, tout a changé.
— Lui, tu lui passes tout et moi j’ai le droit de rien faire ! balance Anthony depuis le couloir.
— Devoirs ! hurle Raphaël qui fume à la fenêtre pour ne pas indisposer William.
— Fais chier !
Raphaël jette son mégot et rejoint son cadet dans la chambre qu’ils partagent.
Anthony s’est installé devant le petit bureau bancal où lui aussi faisait ses devoirs il n’y a pas si longtemps. Jusqu’à ce qu’il décide d’abandonner le collège en fin de troisième et de partir en apprentissage, section mécanique.
Mais la mécanique, ça ne l’intéresse pas vraiment.
Plus rien ne l’intéresse vraiment, d’ailleurs. Alors, Raphaël sèche de plus en plus régulièrement les cours.
Il aurait pu aller au lycée, poursuivre des études. Mais la vie en a décidé autrement.
Lui, en a décidé autrement.
Ce qu’il va devenir, Raphaël ne le sait pas encore. Même si quelques idées germent déjà dans son esprit. Aussi séduisantes qu’effrayantes.
— T’as quoi à faire ? interroge-t-il.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
Raphaël lui file une baffe sur l’arrière du crâne, Anthony se rebiffe.
Mais il n’aura pas le dessus et capitule rapidement.
— Histoire… Une page à apprendre par cœur.
— Je te ferai réciter, prévient Raphaël.
— Pff… On dirait ta mère !
Raphaël se retient de lui asséner une nouvelle beigne. Ses méthodes pédagogiques sont assez limitées. Et il ne sait pas trop comment gérer ce gosse rebelle.
Aussi rebelle que lui.
— C’est ta mère aussi, je te rappelle ! Dans une heure je te fais réciter, ajoute le grand frère avant de fermer la porte de leur chambre et de rejoindre le salon.
Où William s’amuse à taper à deux mains sur une peluche, ce qui le rend visiblement hilare.
Raphaël le prend dans ses bras et retourne s’asseoir.
Jamais il n’aurait pensé tenir un bébé dans ses bras. Surtout pas à 15 ans.
Jamais il n’aurait pensé avoir autant envie de protéger quelqu’un.
Jamais il n’aurait pensé l’aimer autant.
12 h 40
Raphaël ouvre l’album qu’il vient de dénicher dans le buffet de la salle à manger. Rien de mieux pour en apprendre plus sur ses hôtes.
Un seul volume, apparemment, pour regrouper toutes les photos du couple. Et il n’est même pas rempli…
Ça commence par un vieux cliché noir et blanc en 20 × 30 ; celui d’un enfant, plutôt chétif, engoncé dans des vêtements propres mais de mauvaise facture, qui se tient debout devant le perron d’une maison, sorte de masure délabrée. Un garçon d’une douzaine d’années, qui ne sourit pas, serre les poings et fixe l’objectif avec une profonde colère au fond des yeux. Si puissante qu’elle irradie tout autour de lui, telle une aura.
Sur la seconde page, un jeune homme en uniforme de gendarme.
Le mari absent. En couleurs, cette fois.
Raphaël sort la photo de ses encoches et la retourne : février 1977 .
Il calcule que le type doit être né au milieu des années cinquante. Sa découverte confirme que Sandra a épousé un homme nettement plus vieux qu’elle. Une bonne vingtaine d’années de plus.
— Elle est où, notre charmante vétérinaire ? demande Christel en arrivant dans la pièce.
Raphaël referme précipitamment l’album et le remet à sa place.
— Dans l’étable, indique Fred qui s’était assoupi devant la télé. Ou la grange, je sais pas trop… Enfin, à côté.
— Qu’est-ce qu’elle fout là-bas ? Elle trait les chèvres ?
— Elle médite !
— Elle est attachée et bâillonnée, ajoute Raphaël. Rien de mieux pour méditer !
Devant le regard interrogateur de la jeune femme, il précise :
— Elle cherche la merde. Alors, puisqu’elle aime tant les canassons, il est temps qu’elle comprenne qui tient les rênes ici !
— Y a pas à dire, tu sais y faire avec les femmes, toi ! rigole Christel.
William est à nouveau allongé sur le sofa, encore trop faible pour se lever. Il semble souffrir le martyre, Raphaël est inquiet. Peut-être bien qu’il n’est pas encore tiré d’affaire. Cette fièvre qui ne cesse de grimper, c’est sans doute mauvais signe.
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