Il soupire profond, sur l’air de « La valse des regrets ».
Le Vieux me rend le baveux d’un geste brusque.
— Décidément, c’est l’échec complet. Eh bien soit, j’aurai achevé ma carrière sur un énorme ratage. De la faute à qui ? A vous, San-Antonio ! A vous seul qui pourtant aviez à votre dévotion des collaborateurs exceptionnels.
Il se dégante pour glisser sa main sous la jupe de Violette.
— Très exceptionnels ! répète-t-il. Et puis voilà : à cause de votre incapacité, c’est fichu. Je rédigerai ma démission en arrivant au bureau. Ce sera le déshonneur. Je m’expatrierai. Dur sera l’exil… Monaco ou Lausanne ! Peut-être la Costa del Sol, parmi les truands londoniens. Quoique l’Andalousie est trop proche de l’Afrique du Nord. Un de ces jours « ils » vont redébarquer et, cette fois, vous pourrez toujours attendre Charles Martel ! Alors ce sera la Floride, tant pis. Peut-être même l’Uruguay : le quartier résidentiel de Valparaiso est charmant. J’aurai Jacques Médecin pour le bridge. Vous savez s’il pratique le bridge, Jacques Médecin ? Vous l’ignorez ? Vous ne savez rien, quoi ! C’est tout de même anormal d’avoir pour principal auxiliaire un flic qui ne sait rien !
Je sens atteint mon seuil de tolérance.
— Pourquoi la démission ? Et où est le déshon-neur ? Vous pouvez me le dire ? l’apostrophé-je avec humeur.
Surpris par ma rebuffade, il cille, puis rajuste son dentier en s’aidant de la langue et de l’auriculaire.
— Mon cher, riposte-t-il une fois opérationnel, deux grandes nations sur les fesses, c’est trop pour un fonctionnaire français, fût-il très haut placé et nanti d’appuis nombreux. J’ai contre moi l’Angleterre et le Japon ! C’est-à-dire la perfidie et la puissance industrielle. Le Foreign Office et Honda sont des adversaires trop forts pour moi.
— Pourquoi Honda ? demande Béru.
— C’est une image, rebuffe le Vioque.
— J’avais pas r’marqué, s’excuse le Placiderme.
— Alors ne vous mêlez pas de la conversation, Bérurier ; soyez con en silence, mon vieux, c’est la moindre des politesses !
— Bien, m’sieur le directeur. Moi, j’vais t’êt’ l’con qui s’tait ; à vous d’parler !
Le Vieux interpelle le conducteur, un agent de peau lisse (il a subi de graves brûlures consécutives à l’explosion de son briquet à gaz) :
— Duburne ! Arrêtez-vous dès que vous trouverez à stationner !
— Bien, monsieur le directeur ! Il y a précisément une station d’essence à moins de deux cents mètres.
— Elle fera l’affaire ! Voilà… Placez-vous à l’écart. Maintenant, allez pisser, mon vieux, et boire un café, s’ils en servent. Bérurier et le nègre vont vous tenir compagnie. Vous verrez : M. Blanc est très gentil ; il a de grandes dents mais ne mord pas. On vous fera signe quand vous pourrez revenir.
Les trois hommes s’évacuent. Avant de claquer la portière, Jérémie lance au Dabe :
— Regardez-moi, monsieur le directeur. Regardez-moi bien. Vous croyez que je suis noir, n’est-ce pas ? Mais en réalité, je suis blanc comme un linge. Avant que vous ne donniez votre démission, moi je vous fous la mienne ! Une dernière chose : vous êtes un vieux con et je vous méprise. Inutile de me raccompagner, je prendrai le bus pour rentrer à Paris.
Il s’en va à grandes enjambées, coursé par Béru.
— Qu’est-ce qui lui arrive ? murmure Achille, sidéré. Môssieur à des états d’âme ? Charmant ! Si les Noirs se mettent à nous insulter, maintenant, où va le monde ? Vous savez qu’ils sont devenus racistes, ces macaques ? Ah ! Jean-Marie n’a pas tort, allez. Bon. Je reprends l’affaire. Il le faut. Nous sommes entre nous, on parle à peu près le même langage. Certes, je suis le plus intelligent mais je sais me mettre à votre portée.
« Un agent secret britannique apparenté à la famille royale est assassiné à sa descente d’avion. L’autopsie permet de découvrir qu’il a ingéré une capsule de plastique contenant un document mystérieux. Je vous confie cette affaire en vous recommandant la plus grande célérité, la plus totale discrétion. J’ai confiance : vous avez déjà fourni des preuves de votre compétence. Je me dis que tout baigne. Que les Anglais vont sûrement râler, mais c’est dans leur nature et je les emmerde avec une telle ferveur ! Hein ? Que dites-vous ? Rien ? Moi, si ! Vous voici donc en chasse avec la tendre Violette… »
Il élève la main d’icelle jusqu’à ses lèvres et la baisote avec une fougue collégienne, comme si elle venait de le débarrasser de son pucelage.
— En un temps record, poursuit-il, vous me retrouvez les canailles assassines à Istanbul. Bravo ! Seule-ment voilà que le Foreign Office me déclenche un tir nourri de missiles dominiciles qui me transforme les roupettes en piles électriques. Ces crâneurs à perruques exigent qu’on leur remette les meurtriers. Je ne demande que ça ! Qu’en ferais-je, sinon ? Vous pouvez me le dire ? Je leur ai déjà refilé le cadavre, puisqu’il leur appartenait ! Mais il leur faut également l’assassin. Et il le leur faut VIVANT ! Vous entendez cela, mes chers subordonnés ? Vi-vant ! Pour quoi faire, vous avez une idée ?
— Pour le tuer ! réponds-je.
Il sursaute.
— L’esprit de vengeance poussé à l’extrême ?
— Avant de le trucider, ils tenaient à le questionner, reprends-je.
— Ah ! moui ?
— Moui, monsieur le directeur.
— Mais c’est un tueur à gages (enfin, ce sont, puisqu’ils étaient deux à perpétrer). Leur rôle était de le supprimer, point à la ligne. Que peuvent-ils raconter sur cet homme ?
Je souris et réponds en italiques, détachant bien chaque syllabe tombée de Charybde :
— Pour pouvoir assassiner le Lord, ils ont dû le suivre, C.Q.F.D., donc ils sont en mesure de dire si « Cousin frileux » avait rencontré quelqu’un depuis sa descente de l’avion de Tokyo et, si oui, d’en faire la description ! C’est ledit quelqu’un qui les obsède et non les tueurs !
Pépère en soupire de tous ses orifices, y compris des oreilles.
— Ah ! ben oui, chuchote-t-il. Ah ! oui, ah ! oui, c’est juste ! Mais bien sûr ! Mais comment donc ! Certes ! Je ne… Si ! Si ! J’y avais pensé ! Ça, pour y avoir pensé, j’y avais pensé, vous vous en doutez, puisque je suis le chef ! Mais pas en ces termes. Pas comme ça. J’y avais pensé en mieux ! Autrement, mais d’une manière plus sophistiquée, plus élaborée, plus littéraire aussi. Les tueurs, c’est pas leur vrai problème, au Foreign Office, comprenez-vous, San-Antonio ? Vous me suivez ? C’est le témoignage des tueurs qui les tient en haleine. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre ?
— Vous êtes d’une admirable clarté, monsieur le directeur.
— Tant mieux, j’ai toujours peur d’être trop hermétique avec mes subordonnés. Ça y est, l’attitude du Foreign Office est explicitée. Je conçois qu’ils aillent jusqu’à me menacer de réclamer ma destitution si mes Services ne leur accordent pas satisfaction. Mais du côté jap ! Je ne vous en ai pas parlé à vous, San-Antonio, du côté jap ? Je m’en suis seulement ouvert à la frêle Violette par téléphone, n’est-ce pas mon petit cœur ?
Il lui mordille le lobe et engage sa main en deçà de sa frêle culotte de pute, puis porte celle-ci, doigts rassemblés du haut, à ses narines.
— C’est pourtant vrai qu’elle sent la violette, cette exquise ! Je vous fais juge, San-Antonio ! Vous aussi, Mathias, c’est pas parce que vous puez le rouquin, que diable ! que vous ne disposez pas d’un sens olfactif. La violette, non ? Sentez ! Sentez ! Comme Marie-Antoinette, n’est-ce pas, commissaire ? Exactement : Marie-Antoinette !
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