J’ai bricolé l’Huguette un moment, juste pour dire de constater de quelle façon ça se présente, une figue. Et puis on est rentrés sans parler. Le dimanche, j’ai chiqué à l’angine pour ne pas me rendre à l’église. Du même coup, j’ai fait tintin pour le match de baskett de l’après-midi : Ruy contre Saint-Alban-de-Roche ! Mais quoi : j’ai toujours traîné avec moi un certain sens du devoir.
Je t’ai pas encore parlé du commando qui vient nous braquer. Il comporte la Chinoise de l’après-midi, sa copine anglaise, et puis deux types jeunes, blonds et couperosés.
— Vous constatez, commissaire, me dit l’Asia-tique, je ne peux me passer de vous.
— Vous m’en voyez ravi, ma révérende.
— Où est votre gros copain ?
— Il joue le rôle du dieu Priape dans une rétrospective hystérique.
— Et l’homme qui gît en bas, avec la tête fracassée, qui est-ce ?
— Un parachutiste qui a raté son saut, mais je ne le connais pas.
Elle ne sourit même pas à cette excellente facétie.
— Le moment est « réellement » venu de nous indi-quer où se trouvent Kelfiott et Tommaso, affirme-t-elle.
— Si je le savais !
Gros soupir à fendre une bûche du bien-aimé San-Antonio.
— Non, pas ça ! rouscaille sœur Lajaunisse. Pas vous ! Pas avec moi !
Je hausse les épaules, ce qui est très difficile lorsqu’on tient ses deux bras levés.
En termes choisis, nets et concis, je lui raconte ce qui vient de se passer : fausse ambulance, attaque d’icelle, enlèvement des gredins.
Elle m’écoute, plissant ses paupières, au point que son regard ressemble à deux coups de canif dans une orange pas très mûre. Me croit-elle ? Franchement, il me semble que oui. Derrière son doute endémique, luit la petite lueur de la crédulité.
— Qu’est-ce que c’est que cette agence de voyages ? demande-t-elle au bout d’un moment. Je la trouve assez singulière.
— Pas plus singulière que certain couvent de ma connaissance, ma bien chère sœur ! rétorqué-je avec un à-propos qui flanquerait des coliques de plomb au Bonhomme en bois des Galeries Barbès (que le dieu des menuisiers ait son âme !).
— Que faites-vous ici ? reprend-elle.
— Cela, vous allez devoir le demander à la ravissante personne que voilà, fais-je en désignant Violette.
La Chinoise (peut-être est-elle en réalité coréenne, philippine ou thaïlandaise, j’ai pas son pedigree sous la main) se tourne vers ma « collaboratrice ».
— Eh bien ?
— Rien à déclarer, assure calmement Violette.
L’autre va se fâcher, c’est certain. Mais une diversion s’opère, car ce puissant ouvrage est plus fertile que la Beauce en coups de théâtre. Dans les grands magasins Santantonio, ça ne chôme pas ! Il s’y passe toujours quelque chose !
Voilà qu’un des gars blonds soubresaute et tombe en se tordant spasmodiquement. Illico, son pote qui se tenait à son côté en fait autant. Et puis c’est le tour de l’Anglaise. Là-dessus, le bureau s’éteint. Alors une salve de mitraillette déchire rageusement l’obscurité. Des balles mordent mes fringues, font exploser des vitres, arrachent des cris de douleur. Confusion (non pas indescriptible, puisque je te la décris avec mon extraordinaire brio) totale !
Je sors ma loupiote, en promène le faisceau fantôme alentour. La Chinoise qui se tenait devant moi a dégusté dans les loloches et crache le sang en respirant comme une moissonneuse-batteuse du début de l’ère chrétienne. Mon pote Jérémie a la manche droite de son veston hachée et du sang dégouline jusqu’à sa main pendante. Juste Mathias qui s’en tire indemne parce que étant assis. Il continue d’avoir l’air serein et de ne pas se poser de questions.
Violette a morflé une bastos au défaut de l’épaule, ce qui a entaillé son joli cou. Quand à moi, j’en ai dérouillé une au-dessus de l’oreille gauche. Que de sang ! On se croirait dans du Rambo ! Ça fait vite de l’effet, le raisin, quand quatre personnes hémorragent à la fois !
A présent, j’abaisse mon stylo-laser pour examiner les trois mitrailleurs qui ont été les premières victimes. Oh ! dis donc : il en a dans le chou, le Jaune à besi-cles ! Profitant de sa posture inanimée sur le parquet, il a, silencieusement, pris un prolongateur de courant, sous une table de bureau, a dénudé l’une de ses extrémités, branché sa fiche dans une prise placée au ras du plancher puis, mine de rien, sans presque avoir à remuer, il a mis les fils dénudés en contact avec les chevilles des copains de la Chinetoque, les foudroyant alternativement (avec de l’alternatif, normal, non ?). Ensuite de quoi, il lui a été fastoche de faire disjoncter l’électraque en remplaçant la prise par un corps étranger. Ramasser l’une des mitraillettes, arroser l’assistance et se casser presto, n’a plus été qu’un jeu d’enfant.
Je fonce dans le couloir, actionne un commutateur : zob !
Je dévale l’escadrin, file en direction de la porte et me casse le nez sur une silhouette qui se pointait. Les lumières extérieures me renseignent : il s’agit de Cathy, la secrétaire du consul.
— Il est arrivé un malheur ? demanda-t-elle. J’ai entendu des détonations.
— Un type vient de sortir, coupé-je. De quel côté s’est-il enfui ?
— J’ai vu entrer des gens, répond-elle : deux hommes et deux femmes, il y a dix minutes, mais personne n’est ressorti !
— Alors il a emprunté une autre issue ! m’écrié-je.
Et je cavale vers le fond de l’agence. Fectivement, je découvre une zone accessoire qui sert d’entrepôt pour stocker des prospectus, des brochures, du matériel de burlingue. S’y trouvent une kitchenette, un lavabo, des gogues. Plus une porte infermée donnant sur un couloir. J’emprunte celui-ci. Il s’achève devant un escadrin de ciment qui s’enfonce dans le sol. Je le dévale. Nouvelle porte, en fer celle-là, mais entrouverte.
J’entre. Une musique orientale m’explose dans les manches à air. Nasillarde, tambourinesque. Pas besoin de m’organiser une conférence avec projection de diapos pour me faire entraver : je suis dans les coulisses d’une boîte de nuit.
J’avance à pas de loup entre des tentures noires, guidé par une lumière qui va s’intensifiant. Ça pue le parfum de souks, la sœur femelle, la poussière surchauffée. Je me déplace, le dos collé au mur, en évitant de trop agiter les rideaux qui se succèdent, molles et pesantes barrières. Le spectacle bat, tu sais quoi ? Oui, gagné : son plein ! Sur scène, des nanas font la danse du ventre. J’en ai brièvement aperçu une par une fluctuante échancrure des tentures. Positivement nues. Cachepomponnette en duvet, ceinture de perles tintinnabulantes. A l’arrière, c’est-à-dire très proche de moi, un orchestre de quatre ou cinq mecs qui vacarment comme tout le Philharmonique von Berliner en plein Wagner. Sauf que c’est de la musique figues et dattes qu’ils jouent.
Alors je m’immobilise, alerté par une évidence : le mec aux lunettes, le Jaunassou, est tout près de moi. La scène sur laquelle donne la porte de fer est en plein fonctionnement puisque le spectacle sévit. Il n’a pu en descendre alors que les danseuses sont en train d’écrire huit mille huit cent quatre-vingt-huit avec leur nombril. D’autre part, les coulisses du cabaret sont situées de l’autre côté. Je suis côté cour et elles se trouvent côté jardin. Pas de problème : le fuyard est à deux ou trois frises de moi.
Je me fais minuscule, silencieux comme une mouche en train de pratiquer la brasse coulée dans un bol de lait. J’écarte doucement le pan de velours noir placé verticalement devant moi. Grâce à la vive lueur des projos, je distingue la silhouette massive du gars plaqué contre le mur. Le faisceau intense prolonge son ombre sur la paroi grise.
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