Retour à la rue pour un examen plus consciencieux de la façade. Les fenêtres en sont éteintes, à l’exception de l’une d’elles dans les vitres de laquelle se lisent des reflets de lumière, malgré ses rideaux soigneusement tirés.
J’opère une brève reconnaissance des abords, espérant voir surgir Jérémie de quelque pan d’ombre, mais zob ! Alors je rejoins ma copine Dolorosa.
— Ma mie, je vais me permettre une effraction peu compatible avec la dignité du corps consulaire auquel vous appartenez. S’il y avait du grabuge, ne m’attendez pas.
Elle grimace un acquiescement.
— Si je tenais votre gros flic, murmure-t-elle, je crois sincèrement que je le tuerais.
Je pose un baiser compassionnel sur ses lèvres brûlantes.
— Pauvre chère martyre, lui dis-je, offrez ce mal à Dieu qui, dans Son infinie bonté, calmera votre souffrance tout comme si elle était consécutive à une rage de dents.
Le reste est accompli aussi rapidement qu’est proférée l’exhortation ci-dessus.
Mon sésame ! La porte du magasin est en verre Securit, avec une serrure de sûreté en laiton. Les serruriers turcs en sont presque restés au loquet de cabinet, en matière de protection, car j’ai à peine le temps d’introduire le bec aplati de mon petit instrument dans l’orifice que le pêne se déloquette. Il est vrai qu’il n’y a pas grand-chose à secouer dans une agence de tourisme, si ce n’est le matériel de bureau. J’inspecte l’encadrement de la lourde, pour si des fois on y avait inséré une alarme, mais apparemment pas.
Alors j’entre dans cette contrée des rêves. Une superbe gonzesse brune me sourit devant le Colisée de Rome. Un couple archibronzé se roule une pelle devant le Parthénon. Je distingue presque la chatte d’une touriste batave, assise dans une gondole flottant sur le Grand Canal. Un gusman élégant, l’œil à verger quinze gonzesses par jour, m’adresse un clin d’œil pas triste depuis le marchepied de l’Orient-Express, tandis qu’une petite fille qui promet cherche à apercevoir les roustons d’un garde écossais en faction devant Balmoral Castle.
La vie dorée des vacances. Soleil, folklore à heures fixes, entretenu par le syndicat d’initiative. Photos garanties ! En avant, le régiment des touristes ! A l’assaut ! infatigables chevaliers du Kodak !
Je pose mes tartisses pour me déplacer sans bruit et m’engage dans les troupes aéroportées de l’escadrin. Au sommet des marches, t’as le choix entre deux vastes pièces séparées par des vitres dépolies. Je m’approche du local éclairé ; on voit s’agiter des ombres chinoises à travers les panneaux de verre. Onc ne jacte. N’importe qui pousserait la porte de cette pièce et ferait une entrée à la Ruy Blas : « Bon appétit, messieurs ! » Mais l’Antonio, vieux bourrin de retour, aime assurer. Alors, au lieu de passer directo à l’action, il vérifie son environnement. C’est donc dans la partie obscure de l’agence que je me rends.
Des bureaux, des téléscripteurs, des appareils comptables, des ordinateurs… Je procède à une rapide inspection et m’apprête à vider les lieux lorsque mes sens suraigus sont alertés par un sentiment de présence. En fait, il provient d’un bruit léger qui ressemble à celui d’une respiration. Du coup, je me repaye un petit viron et finis par dénicher une forme allongée sous un bureau. Mon stylo-torche entre en jeu.
M. Blanc ! Oui : him ! Il est là, ligoté comme dans un film de série « B » (mais plus fortement). Avec sur la bouche et le nez une plaque de sparadrap large comme mon mouchoir. C’est à se demander s’il ne respirerait pas par les oreilles ! Mais faut dire qu’avec la paire de jumelles qui lui sert de pif, cézigo, il doit posséder des ressources que le commun des mortels n’a pas. Ses yeux, gros comme des boules d’escalier en verre, luisent dans l’obscurité.
Je tranche ses liens puis, ayant saisi un coin de son bâillon, je l’arrache d’un coup sec.
— Ça joue ? soufflé-je.
Il me sourit domino.
— Fais gaffe à Violette, chuchote-t-il ; elle nous double.
— Elle ? Tu débloques !
— Je te jure que si. Quand nous sommes arrivés à l’agence, elle m’a demandé de l’attendre un instant dans la galerie du bas. Très peu de temps après, elle est venue me chercher. Nous sommes montés ici. Au moment ou j’allais entrer dans la pièce voisine, j’ai reçu un formidable coup sur la tête. J’ai perdu con-nais-sance un instant et je me suis retrouvé attaché et muselé. Et tu sais que le Rouquin aussi nous double ? J’ai eu le temps de l’apercevoir dans le bureau voisin, assis en face d’un Asiatique à lunettes ; ils semblaient en très bons termes.
Là, mon cervelet trébuche et ma matière grise se prend les pieds dans le tapis. Mathias, m’arnaquer ! Après des années de dévouement dans nos rangs glorieux ! Mathias l’infatigable qui, lorsqu’il ne besogne pas sa houri, passe ses loisirs à inventer pour la Rousse des gadgets précieux !
— Là, tu me souffles ! balbutié-je.
Mais l’homme d’action reprend vite le dessus en moi. Pas mauviette, l’Antonio sait affronter la pire adversité.
— Combien sont-ils, selon toi ?
Il masse sa nuque puis regarde ses doigts poisseux dans un reflet de lumière.
— Heureusement que j’ai la tronche aussi résistante qu’une noix de coco.
Répondant à ma question, il déclare :
— Exceptés nos deux potes saligauds, le Jaune à lunettes et le mec qui m’a frappé, je crois que c’est tout.
Sans mot dire, je rentortille autour de Jérémie la ficelle qui l’entravait.
— Qu’est-ce que tu fiches ? s’inquiète le négus.
— Je rends les apparences trompeuses. Tu vas te placer dans le couloir et pousser des plaintes sous ton bâillon. Moi, je resterai embusqué derrière la porte. Ils vont venir voir ce qui se passe et penseront que tu es parvenu partiellement à te délivrer.
J’applique le sparadrap sur son museau, mais en le laissant très lâche, puis je recule de deux pas de façon à me dissimuler derrière la lourde de verre qui donne sur la pièce obscure.
— Go, mec ! soufflé-je.
Il fait ça très bien, mon pote King-Kong. Ses gémissements traduisent la souffrance et l’égare-ment ; ce sont les sourdes plaintes d’un gazier envapé qui a mal.
Leur effet ne tarde pas. Au bout d’un instant, la porte voisine s’ouvre, laissant le passage à une grande armoire baraquée comme le Rockefeller Center. Le gorille apocalyptique pour films style « James Bond ». Tu te rappelles l’affreux à la mâchoire en or ? Ça ! Un zigus de cette ampleur flanquerait la maladie de Parkinson à un régiment de marines.
Voyant mon sombre ami recroquevillé devant l’escalier, il éructe en étrusque et lui décoche un coup de saton dans le burlingue.
— Wwwhrahhhaaaaâââ ! ! ! ! déclare ce pauvre Jérémie.
Dis, je vais pas le laisser massacrer ! Alors, j’interviens. Chouettos ! Imparable ! Elan, rush ! Bourrade buldozeurienne dans le dos du terrific . Dommage que ça ne soit pas filmé : t’aurais un document excep-tionnel.
Le Gigantesque pousse un cri de défenestré, met ses mains jointes très en avant, dans la position du plongeur d’élite, et valdingue par-dessus l’escalier. En admirant sa trajectoire, j’ai juste le temps de me rappe-ler que le sol qui va le réceptionner est fait de marbre. Son hurlement de détresse est réverbéré par la hauteur du local. Curieux comme cette chute me semble longue. Et à lui, donc ! Enfin le bruit sourd que j’appréhendais se produit. Lourd, bref, définitif. Le silence qui suit n’est pas de Mozart. Un silence épais comme du sang coagulé.
Dans le bureau éclairé, bref remue-ménage. Appa-raissent au coude à coude, Violette et un type courtaud, asiatique, massif, à lunettes. Ils se précipitent avec tant d’élan à l’extérieur, qu’ils se coincent sottement dans l’encadrement. Ridicule ! Moi, sur ma lancée euphorique, tu sais quoi ? Oui, mon chou : un doublé de footballeur réussissant un exploit technique devant les buts adverses. Coup de latte dans la braguette du Jaune ; coup de boule dans la frimousse de ma collaboratrice ! But ! J’ouvre à la fois la marque et l’arcade souricière de la môme.
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