— Fais taire ton amertume, ô mon superbe guerrier dont la lance miroite au soleil d’Afrique. Si elle t’a préféré Mathias, c’est parce que, précisément, elle avait besoin d’un mulot de laboratoire. Cette fille m’a déjà administré les preuves de ses capacités.
Je m’assois, épuisé, devant la méchante table de bois mal verni. J’installe mes coudes écartés sur le plateau au centre duquel un gros nœud me fait de l’œil.
Incohérence !
Tout s’effiloche. Cette histoire devient de plus en plus saugrenue, improbable et confuse. Mélo, mélo ! Les tueurs pédés, au lourd sommeil artificiel, ont quelque chose d’infiniment fragile, tout à coup. Ils sont « jetés » dans l’inconscience comme des enfants. Tous les hommes, fussent-ils saints ou vilains, bons ou cruels, retrouvent l’innocence du cocon originel dans le sommeil. Ils retrouvent les pâquerettes, les nuages et les ruisseaux, les oiseaux et les parfums, la mélodie du silence et la grandeur des horizons. Ils retrouvent l’innocence.
Jérémie s’est assis en face de moi, dans la même attitude. Etranges serre-livres, nous voilà. Bien que nous soyons de coloration différente, nous nous contemplons l’un dans l’autre.
— On est des petits garçons, soupiré-je.
— Et ça ne date pas d’aujourd’hui, renchérit M. Blanc.
J’avance une main sur la sienne.
— Les nègres ont la peau froide, hein ? murmure-t-il.
Je ne réponds pas parce que je perçois un glissement dans la pièce voisine.
Elle a le bas du visage barbouillé de rouge comme si elle venait de se faire galocher par un mec en train de bouffer des spaghetti à la sauce Buitoni. Sûr certain qu’elle émerge d’une récente tringlée, Violette. Les lotos soulignés de bistre, elle a dû se donner à fond la caisse. Ce feu qui lui embrase les miches ne s’éteindra-t-il donc jamais ? Elle a l’Etna entre les cuissots : Tu vois que c’est la toute vraie pétroleuse à son pelage pubien. Bien qu’elle soit devenue une jeune femme élégante, elle ne se fignole pas un frifri tiré au cordeau, grâce au rasoir et à la pince à épiler. Son triangle de panne luxuriant foisonne, ébouriffe, désinvolte. Il est en friche comme toujours chez les fières salopiotes qui savent tout des bas instincts du mâle. L’homme, il est pas pour la sophistication en matière de sexualité. Il raffole de la sincérité corporelle. Il aime les frangines au regard couleur « tout de suite », avec des senteurs femelles et du poil de savane sur les pourtours du bénitier de Satan.
J’ai délourdé si doucement qu’elle tressaille lorsque je lui adresse la parole :
— Et Mathias ?
Elle porte la main à son cœur, kif dans les comédies de Feydeau, quand la petite baronne dévergondée se fait prendre en flagrant du lit par son époux.
Comme la plupart des femmes, elle répond à ma question par une autre :
— Que vous est-il arrivé ?
— Des choses… Où est Mathias ?
— Il m’attend près de l’Agence Höyüyü. J’ai vampé le directeur de celle-ci et je dois me changer pour sortir avec lui.
— Vous l’avez vampé dans les grandes largeurs, dis-je. Regardez-vous dans une glace !
Elle s’approche du méchant miroir encadré de bambou.
— En effet, c’est un fougueux, dit-elle.
— Il paraît que vous avez téléphoné au Vieux ?
— Oui. Il éructe !
— Vous lui avez dit que nous tenions les tueurs ?
— N’était-ce pas votre intention ? Comme vous aviez disparu, j’ai pensé bien faire.
— Vous avez bien fait. La nouvelle l’a calmé ?
— Même pas. Il a voulu parler à Mathias à propos de la capsule découverte dans l’intestin de « Cousin frileux ».
— Que lui en a-t-il dit ?
— Mathias n’a pas voulu aborder le sujet. Il a un tempérament de curé, ce type. Bon, il faut que je me hâte.
— Pourquoi Mathias est-il demeuré sur place ?
— Pour surveiller l’agence.
— Elle n’est pas fermée, à cette heure ?
— Si fait, mais il y a de la lumière à l’intérieur.
— Est-ce prudent de sortir avec le directeur ?
— Je crois pouvoir dire qu’il est à mes pieds. Et puis c’est la seule façon pour moi de découvrir éventuellement quelque chose.
— Emmenez Jérémie avec vous, comme second ange gardien.
— Il ne passe pas inaperçu ! objecte Violette.
— Un Noir ! De nuit ! Vous plaisantez !
Elle opine (à tout va).
— Entendu, qu’il vienne.
Elle passe dans sa chambre réparer les dégâts du soudard et s’attifer un peu, bien qu’elle n’ait pas grand-chose sous la main.
Je retourne auprès de Jérémie.
— Ça va être à toi de jouer, grand primate ; tu vas aller promener les fourmis qui grouillent dans tes pattes velues. Moi je garderai ces messieurs en attendant Godot, c’est-à-dire Béru.
Et puis la fatigue m’a, je dois reconnaître. Ça ressemble à une érosion de mon individu. J’ai l’impression de m’émietter, mon sang se fluidifie, mes sens se placent en veilleuse. Dans le fond, tout s’opère en dehors de moi. Ce n’est plus l’illustre San-Antonio, le chef de l’expédition, mais cette pétasse de Violette. Elle prend les décisions, tire les ficelles, agit positivement. Moi, je me contente d’échapper aux méchants qui me veulent du mal.
Cinq minutes plus tard, notre égérie est à nouveau peinte en guerre, parée pour de nouvelles prouesses.
— Vous venez, Blanc ?
Elle semble le snober ; le dédaigner, même. Main-te-nant qu’elle baise turc, elle nous tient, au plumard, comme quantité négligeable. Tu penses, une race qui commet des génocides, ça chibre plutôt mongol. Le dirluche de l’Agence Höyüyü, il doit calter ses clientes fantoche à la brutale, leur écarquiller les orifices comme le fait le représentant d’une horde venue d’Asie.
Jérémie sent tout ça. Et cette constatation ne lui rebecte pas le mental.
Ils partent.
Je joue les mères au foyer.
Et ce qui doit arriver se produit. Vaincu par l’épuisement, je m’endors sur la table, le visage enfoui dans mon coude. Sommeil de détresse, lourd, nauséeux. Une profonde « malcontence » est en moi, endémique. Elle me poursuit jusque dans ce qui devrait être l’incons-cience. Mais le sommes-nous jamais, inconscients ? Souvent, je me demande si « après » il n’y aura pas encore cette permanence de moi-même qui me fera chier dans l’au-delà. T’imagines la désilluse du mec qui se suicide, à bout de « patience », et qui se rend compte, une fois que sa cervelle a explosé sous l’impact de la balle qu’il s’est tirée dans la bouche, que RIEN n’est solutionné et que ses problèmes, son désespoir et ses tourments sont toujours là, fidèles au poste !
Ça, je te jure que je le sens. On n’échappe plus à soi-même. Quand t’existes, c’est pour toujours. Ils sont épris d’éternité, tous ces cons : eh ben, ils l’ont ! Leur terreur, c’est de FINIR ; la mienne, c’est de DURER. Je suis un convoiteur de néant ; je rêve de la PAIX INTÉGRALE, celle qui anéantit plus blanc que le blanc. A quoi bon dormir, Antoine : tu vas te réveiller et ce sera un peu plus laid qu’avant de roupiller. C’est chaque fois un peu plus laid qu’avant. Qu’à la fin tu te demandes si tu trouveras encore la force de dégueuler.
Moi, l’autre soir, à la téloche, je regardais, j’écoutais un « débat ». La guignolade suprême. Six leaders politiques derrière six pupitres, de la gauche gauche à la droite droite. Tellement de temps que je peux plus les souder, ces cons. Mais je trouve la force (il en faut) de les regarder encore. La fascination de la charogne grouillante d’asticots. La mort qui bouge de sa décomposition ! Six vrais grands gros, sales cons éculés, n’ayant plus la moindre importance, fût-ce pour leur propre carrière. Cette fois ils étaient debout, une heure de temps. Heureuse innovation ! C’est ceux qu’on ne considère plus, qu’on laisse debout. Ou alors le vrai grand chef.
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