Béru a constaté le manège burlesque et se fend la citrouille d’est en ouest. Le vilain qui schlingue des tartines réalise soudain que nous les avons floués. Fou de rage, il veut dégainer son outil pour faire du vilain. Sa main reste collée à la crosse du flingue, et le flingue à son étui. Ça bordélise pour ces messieurs, à la vitesse grande Vache, comme dit le Mammouth.
— Allons, messieurs, restez calmes, leur dis-je-t-il. Si vous tirez trop fort, vous vous ferez saigner.
En regardant bien où je pose les pieds, je vais me mettre au volant, branche la sirène et enclenche à fond la sauce.
Ces mecs, pas question que je les abandonne en vue sur le Bosphore. Ils ressemblent à un bas-relief du musée Grévin et vont attirer maints curieux. Et puis, ils ont conservé l’usage de la parole et tu parles comme, nous partis, ils s’en serviront à cœur joie ! Je ne peux pourtant pas leur coller les lèvres. Je me pose des questions, à mesure que nous approchons du motel.
Et puis, mon œil sagace découvre des espèces d’impasses aquatiques, çà et là, autour desquelles on trouve des hangars, des ateliers, des antres d’artisans. En ayant repéré une qui me paraît déserte, je m’y engage. Cela constitue une sorte de chenal qui aboutit à un hangar à moitié délabré et totalement vide. Des monceaux de ferrailles rouillées, inidentifiables, constituent des montagnes surréalistes dans l’eau croupie. Je vais m’embosser entre ces monticules, à l’abri de tout regard. Embosser est un verbe qui m’a fait rêver, jadis, quand je lisais L’lle au trésor ou des bouquins de Jack London. La goélette allait « s’embosser » dans une crique ! Putain, ce panard ! Que la crique me croque !
Je m’amarre tant bien que mal à une carcasse rouillée qui ressemble trop à la flèche d’une grue pour ne pas en être une. Après quoi, nous dégageons, Pépère et moi.
On marche dans le quartier des restaurants à poisson.
— J’ai les crocs, me dit le Gros.
Il ajoute :
— Et pourtant, l’ poissecaille, c’est pas ma tasse de thé. C’est juss’bon à faire des z’hors-d’œuvre. Le plat de résidence, que tu l’veuillasses ou pas, ça reste la potée auvergnate ou le gigot aux flageolets.
Je repère un petit restau enfanfreluché, avec des loupiotes de couleur, des monstres marins naturalisés, aux regards cloaqueux.
— Viens grailler, mec !
— On n’va pas chercher les aut’ ? On est à deux pas, s’étonne l’altruiste.
— N’oublie pas qu’ils ont des prisonniers à garder, nous les relaierons ensuite.
Nous nous installons derrière un aquarium où quatre ou cinq poissons exotiques se font tarter comme à une conférence sur l’économie du Honduras à travers les âges.
Sa Majesté m’observe à la dérobée, avec une sorte de timidité inaccoutumée.
— On a eu chaud aux plumes, soupire-t-il. A propos, quand on a quitté les autres, t’allais au consulat pour téléphoner et tu n’ l’as pas encore fait !
— Je n’en ai plus envie.
— Tu voulais préviendre l’Vieux à propos des assassins du Lord !
— Il attendra.
— D’où t’vient c’t’ revirance ?
— Comme ça, l’instinct…
On passe commande. Dieu soit loué, ils servent aussi de la bidoche dans cette boutique à clape et Bérurier se jette dessus. Il s’agit d’un ragoût servi avec des aubergines frites et des tomates. Ail et oignon à profusion. A ta santé, Pépère ! Comme me le disait une de mes amies dentiste : « Il faut faire mon métier pour savoir à quel point l’ail et l’oignon sont des plantes potagères vulgaires ! »
Il y va d’une première ventrée tandis que je décortique ma sole meunière. Des touristes italiens gazouillent à la table voisine. L’endroit embaume la friture, les épices. Senteurs qui attisent ton appétit lorsque tu as faim, mais qui te donnent envie de réclamer d’urgence l’addition sitôt que tu t’es restauré.
Alexandre-Benoît cesse brusquement de s’alimenter pour roter avec une telle violence que le loufiat se ramène presto en lui demandant ce qu’il veut. Le Gros en profite pour commander une nouvelle boutanche de rouge.
Après quoi, il murmure :
— Prends-moi pas pour un con, Tonio ! Çui qui voudrerait jouer à l’andouille av’c moi s’rait pas prêt d’gagner !
— Qu’est-ce qui t’arrive, ô mon prince des ténèbres ?
— M’arrive qu’tu m’fais des cacheries, mec. C’qu’est pas digne d’not’ amitié.
— Explique-toi !
— V’nir claper ici alors qu’on est à deux pas d’nos potes, r’noncer d’app’ler l’Dabe alors qu’t’avais rien d’plus urgent, faut pas m’berlurer en m’affirmant qu’c’est « comme ça, d’instincte ».
« Comme ça », mon cul, mon Loulou ! J’t’connais trop pour couper dans ces giries. N’en réalité, t’es dans tes p’tites grolles ! Tu t’sens aux aboiements. Tu t’dis qu’c’est pas un n’hasard si les douaniers nous ont agrippés t’t’à l’heure. Et moi, j’pense pareil. On est surveillés continuellement. Et c’est pas s’l’ment par les gonzesses du nonnastère. Y a d’aut’ gens dans l’circuit. M’est avis qu’on a un sacré trèpe su’ les endosses. Tout’ sorte d’monde pas catholique qui s’ connaît même pas entre eux ! Tiens, en c’moment qu’on est là à claper, des yeux nous surveillent, qui n’nous lâchent pas d’une s’melle.
Je lui tends la main, vaincu par l’admiration qu’il m’inspire. Il me propose sa sinistre, la dextre demeurant hors d’usage. (C’est sa dextre qui est sinistrée.) On s’en presse cinq chacun, vaille que vaille.
— Bravo, Gros. Tu as tout compris.
Ce bref instant d’effusion surmonté, Béru soupire :
— C’t’affaire, c’est pire que l’Ovomaltine, question dynamite ! Le genre de conn’rie où qu’on peut tous laisser ses os. Ent’ les Angliches, les Turcs, les Japs, on baigne dans des cagates noires, mon drôlet. Et, d’en plus, y a c’te pension de truands qui pue l’ faisandé à s’en éternuer la cervelle ! On sait plus qui travaille pour qui. Du gonzier qui m’a planté ses ratiches dans le poing, des gueuses pas si nonnettes que ça, des gapians du Phosphore…
Il se tait parce qu’un gamin, vendeur de journaux, vient d’entrer dans le restaurant, passant de table en table. Il vend un baveux en langue anglaise The Little Freed Turkish News. J’y cloque un regard, distrait au départ, mais vachement percuté à l’arrivée. « Etrange assassinat dans une pension britannique d’Istanbul », lis-je.
— Quoi t’est-ce ? s’inquiète Béru devant ma sur-exci-tance.
Je règle le journal et dévore l’article de la Une. Ça dit comme quoi on a retrouvé un pensionnaire du Windsor Lodge dans sa chambre, tué d’un poignard planté dans le cœur. L’homme, un certain Ramono, de nationalité péruvienne, habitait l’hôtel depuis plusieurs semaines. Une photo à sensation montre le mec allongé sur la moquette dans une mare de sang. Avec ses cheveux longs et sa barbe profuse, il ressemble davantage à un singe qu’à un homme. Il tenait un flingue de fort calibre à la main au moment de trépasser, ce qui indique qu’il cherchait à se défendre quand son meurtrier l’a planté.
— Enfin une bonne nouvelle ! me réjouis-je : Carlos est neutralisé à tout jamais.
Etrange oraison funèbre, dont j’ai un peu honte malgré la personnalité de la victime.
Je traduis le papier à Béru.
— Le gars Simon, c’est pas un branque, hé ? apprécie mon compère, admiratif. Quand ça va t’êt’ officiel, y pourra vend’ ses mémoires à France-Soir ! J’voye l’ tit’ d’ici : « Moi qu’ j’aye liquidé Carlos ». Ce circus !
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