Frédéric Dard - Le monte-charge

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Une histoire hallucinante qui vous fera douter de vos sens, peut-être même de votre raison.
Et pourtant… Lorsqu'un producteur a en tête la réalisation d'un film que l'usage a affublé du nom bien français de « suspense » il appelle FREDERIC DARD
— Avez-vous une bonne histoire ? Racontez-la-moi.
DARD déteste raconter ses histoires. Il préfère écrire un roman. Le roman est déjà un scénario DARD voit, pense, écrit « cinéma ».
Suspense, vertige, angoisse, psychose, voilà les mots qui s'attachent à son œuvre.
Le cinéma français demande ses « brutes » à cet homme jeune, fin et bienveillant, ses tueurs à cet homme doux et pacifique et chez lui, auprès d'un feu de bois clair et sympathique, nous parlons bruits de pas, nuits sans lune, cris dans l'ombre et impitoyables destins. Alain POIRÉ

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Frédéric Dard

Le monte-charge

À PHILIPPE POIRÉ

mon fidèle lecteur.

Son fidèle auteur.

F. D.

1

LA RENCONTRE

Jusqu’à quel âge un homme se sent-il orphelin lorsqu’il perd sa mère ?

En retrouvant après six ans d’absence le petit appartement où maman était morte, il m’a semblé qu’on me passait autour de la poitrine un immense nœud coulant et qu’on serrait impitoyablement.

Je me suis assis dans le vieux fauteuil qu’elle choisissait toujours pour raccommoder, près de la croisée, et j’ai regardé autour de moi ce silence, cette odeur et ces vieux objets qui m’attendaient. Le silence et les odeurs existaient avec plus de force que le papier pisseux de la tapisserie.

Ma mère était morte quatre ans auparavant et j’avais appris ses funérailles en même temps que son décès. Au cours de ces quatre années, j’avais beaucoup pensé à elle, mais je l’avais pleurée avec mesure. Et voilà que, soudain, en franchissant la porte de notre logement, je comprenais sa mort. Je la recevais à toute volée.

Dehors c’était Noël.

C’est seulement en retrouvant Paris, les boulevards populeux, les magasins décorés et illuminés, les sapins électrifiés aux carrefours, que je m’en étais rendu compte.

Noël !

J’avais été stupide de rentrer chez nous un jour pareil.

Dans sa chambre flottait une odeur que je ne reconnaissais pas : l’odeur de sa mort. Le lit était complètement défait et le matelas roulé avait été enveloppé dans un vieux drap. Ceux qui s’étaient occupés d’elle avaient omis d’enlever le verre d’eau bénite et le rameau de buis.

Ces tristes accessoires se trouvaient sur le marbre de la commode, près d’un crucifix en bois noir. Il ne restait plus d’eau dans le verre et les feuilles du buis avaient jauni.

Quand j’ai saisi le rameau, ses feuilles sont tombées comme des petites pastilles d’or sur le tapis de la chambre.

Il y avait ma photographie au mur, dans un vieux cadre aux moulures tarabiscotées qui avait abrité les décorations de mon père. Le cliché datait d’une dizaine d’années mais pourtant ne m’avantageait pas : j’avais l’air d’un jeune homme maladif et refoulé avec les joues creuses, le regard oblique et aux lèvres une moue indéfinissable comme seuls en ont les gens très méchants ou très malheureux.

Il fallait les yeux d’une mère pour pardonner à cette image d’être à ce point décevante et pour la trouver belle.

Je me préférais maintenant. La vie m’avait étoffé et j’avais désormais les yeux hardis et les traits apaisés.

Il ne me restait plus que ma chambre à saluer.

Rien n’y avait changé. Mon lit était fait, les livres que j’aimais s’empilaient sur la cheminée et il y avait toujours, après la clé de l’armoire, ce petit bonhomme que je m’étais amusé à sculpter jadis dans un morceau de noisetier.

Je me suis jeté à la renverse sur le lit. J’ai reconnu le contact grenu du couvre-lit, sa bonne odeur de toile garantie grand teint. J’ai fermé les yeux et j’ai appelé, comme je le faisais autrefois, le matin, pour réclamer mon déjeuner :

— Dis donc, M’man !

Il y a des gens qui prient autrement, avec des phrases organisées. Moi, c’était tout ce que je trouvais, cet appel si simple, lancé d’un ton quotidien. Pendant un laps de temps très bref, à force de tension, à force de ferveur, j’ai espéré recevoir la réponse du passé. Je crois que j’aurais donné sans hésiter ce qui pouvait me rester à vivre pour percevoir, l’espace d’un éclair, la présence de ma mère derrière la porte. Oui, n’importe quoi, pour l’entendre me demander de sa voix toujours un peu anxieuse lorsqu’elle s’adressait à moi :

— Tu es réveillé, mon petit ?

J’étais réveillé.

Et une vie allait s’écouler avant que je ne me rendorme.

Mon appel s’est épanoui dans le silence de l’appartement, il a vibré, duré et j’ai eu le temps de sentir tout ce qu’il renfermait de détresse.

Impossible de passer la soirée ici. J’avais besoin de bruit, de lumières, d’alcool. Besoin de vie !

Dans l’armoire j’ai trouvé mon pardessus en faux poils de chameau, dûment « naphtaliné » par maman. Jadis il était un peu trop « à l’avantage » mais maintenant il me serrait aux épaules.

En l’enfilant j’ai contemplé mes autres vêtements soigneusement rangés dans des housses. Comme elle me paraissait barbare, cette garde-robe qui ne m’allait plus ! Elle me parlait de mon passé plus éloquemment que mes souvenirs.

Elle seule pouvait dire avec précision ce que j’avais été.

Je suis sorti, ou plutôt, je me suis enfui.

La concierge balayait l’escalier en maugréant. C’était toujours la même vieille femme. Alors que j’étais gamin elle avait déjà cet air épuisé de quelqu’un parvenu au bout de son rouleau. Autrefois je la jugeais terriblement âgée ; elle faisait presque plus vieux que maintenant. Elle m’a regardé sans me reconnaître. Sa vue avait baissé et moi j’avais changé.

Une espèce de pluie un peu huileuse tombait par intermittence et la chaussée luisante multipliait les lumières. Les rues étroites de Levallois étaient pleines de gens joyeux. Ils sortaient du travail avec des objets de réveillon et se pressaient vers les écaillers en plein air, emmitouflés dans de gros pulls de marins, qui éventraient des bourriches d’huîtres sous des guirlandes d’ampoules multicolores.

Les charcuteries, les pâtisseries étaient bondées. Un crieur de journaux boiteux zigzaguait d’un trottoir à l’autre en annonçant des nouvelles dont tout le monde se moquait éperdument.

J’allais, sans but, charriant au hasard cette navrance qui me poignait. Je me suis arrêté devant l’étroite vitrine d’une petite papeterie-librairie-bazar. C’était un de ces magasins de quartiers où l’on vend un peu de tout : des missels à l’époque des Premières Communions, des pétards pour le Quatorze juillet, des fournitures scolaires à la rentrée et des garnitures de crèches en décembre. Ces boutiques-là, c’était toute ma jeunesse, et je les aime d’autant plus qu’elles sont en voie de disparition.

Pourquoi ai-je éprouvé aussi intensément cette envie d’y entrer et d’acheter n’importe quoi pour le seul plaisir d’en renifler l’odeur et d’y retrouver des sensations perdues.

Quatre ou cinq clientes se pressaient dans l’étroit local. La marchande avait l’aspect d’une vieille veuve. Le genre deuil éternel ! Des senteurs de cacao sourdaient de son arrière-boutique.

J’étais heureux qu’il y eût du monde. Ça me permettait de m’attarder dans le magasin, d’en examiner les merveilles à bon marché et d’y débusquer certaines images de mon enfance qui, aujourd’hui, m’étaient particulièrement nécessaires.

L’endroit ressemblait à une grotte féerique où l’on avait accumulé des trésors scintillants. Les sujets d’arbres de Noël s’entassaient sur les rayonnages : des oiseaux de verre, des pères Noël de papier, des paniers pleins de fruits en coton peint et toutes ces boules fragiles comme des bulles de savon qui contribuent à faire d’un sapin un conte de fées.

Mon tour est arrivé. Des gens attendaient derrière moi.

— Et pour monsieur ?

J’ai tendu le doigt vers une petite cage en carton argenté poudré de quartz. À l’intérieur, un oiseau des îles en velours bleu et jaune se balançait sur un menu perchoir doré.

— Ceci ! ai-je balbutié.

— Et ensuite ?

— C’est tout.

La marchande a mis la cage dans une petite boîte de carton et a ficelé le tout.

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