Au bout d’un assez long moment, le Rital revient.
— Descendons à l’étage au-dessous, nous prendrons l’ascenseur.
Nous voici de nouveau à coltiner le cher fardeau. « C’est la France que je porte », me dis-je. Et je bande mes muscles comme un cerf.
L’ascenseur est à disposition. La cabine n’est point très grande et nous devons nous tasser. J’imagine qu’il me serait loisible de tenter quelque chose, seulement je n’ai pas d’arme et deux canons de pistolet sont enfoncés dans ma viande : l’un au milieu de mon bide, l’autre dans mon flanc droit. En admettant que je file un féroce coup de boule à l’un de mes tortionnaires, l’autre défouraillerait instantanément. Que se passerait-il alors ? Je préfère ne pas me livrer au jeu des suppositions.
Toujours est-il qu’il y a une drôle d’effervescence dans la rue. Les voitures de bourdilles se succèdent à un rythme précipité. Tu te croirais à un contrôle du rallye de Monte-Carlo (non, j’ai vu monter personne). A-t-on découvert l’inimaginable ? C’est-à-dire le rapt du président ? Si oui, tout Pantruche sera ceinturé. T’imagines ce dispositif triple zéro, l’aminche ? Pas un poultock qui ne participe à ce formidable verrouillage.
Je me demande aussi ce qu’est allé fabriquer le tueur dans les étages inférieurs. Pas longtemps. Je découvre le pot aux roses à travers les grilles de la cabine.
Des gens gisent sur les paliers. Des mecs en robe de chambre, telles des patates ; des dames en atours nocturnes plus ou moins salopiaux. Ils sont vautrés devant l’ascenseur, certains sur leur paillasson ; messire Superman les a envapés grâce à une bombe soporifique. Une odeur âcre flotte dans la cage d’escalier, qui picote les yeux et la gorge. Ce malin s’est amené rapidement, et silencieusement avec ses chaussons de feutre. Tchloc, tchloc ! Une brise venue d’ailleurs, et bonsoir les petits.
On se pointe au rez-de-chaussée. Le brouhaha continue de s’enfler derrière la porte cochère. Jamais nous n’allons pouvoir sortir dans un tel appareil ! Aussi ne sortons-nous pas. Toujours sûr de lui et dominateur, malgré qu’il soit italien, notre chef d’équipée se dirige vers le fond de l’immeuble. La porte menant aux caves ! Nous continuons de descendre. Je prends mille précautions pour ne pas trop malmener le président.
Et dire qu’il y a quelques heures à peine, il écoutait des disques chez nous, à Saint-Cloud en savourant les excellentes crêpes de m’man ! Le grand cher homme ! Ce que la vie va vite ! Comme elle galope ! Comme elle nous charrie inexorablement, semblable à un torrent en crue.
Qui vient de crier « Il faut laisser les crues se tasser ? » C’est malin ! Une affligeance pareille, en un moment tellement dramatique pour le pays ! Moi, ça me mine, une telle inconscience. Bande d’abrutis, va ! Qui ne comprennent pas la gravité de ce qui se joue ! Vous verrez, s’il arrive malheur à mon fardeau, vous verrez les conséquences ! Papa Poher qui remet son air de valse à trois temps ! La foire d’empoigne d’élections nouvelles ! Le Pen au pouvoir ! Tu me crois pas ? Tu verras : depuis le temps qu’il ne dort que d’un œil, le Jean-Marie, ça nous (Le) Pen(d) au nez comme un sifflet de deux sous ! La France jouera « On purge bébé ». Les charters voleront bas en direction de la Nord-Afrique. On ouvrira des salons de thé, rue de la Goutte-d’Or. Tout le dix-huitième sera réputé zone résidentielle. M’sieur Charnu, le maire de Villeurbanne, actuel ministre désarmé, sera obligé de faire venir des Scandinaves pour occuper les anciens quartiers maghrébins. On trouvera plus que des bons à rien (ou aryens ?) sur les trottoirs. Les Israélites s’exileront en Allemagne pour se mettre à l’abri des répressions possibles. La septième mère Veil du monde fondera un gouvernement provisoire, à London. On fera des jeux Olympiques juste avec le Chili et l’Afrique du Sud, ce qui nous donnera des chances d’avoir des médailles de bronze. Gouverner, c’est prévoir ; mais prévoir, c’est délirer. Lis bien mes délirades, l’aminche, elles n’ont l’air de rien, seulement Mme Soleil ressemble à la Lune, comparée à ma pomme. Reporte-toi à mes anciens books . Tout y était annoncé entre deux culteries. Pas ma faute : je flaire les choses. Je prévois leur trajectoire. Quand on joue pile ou face, je prévois pas si ça va être pile ou face, ce que je prévois, c’est que la pièce lancée en l’air va retomber. Te marre pas : peu de gens comprennent cela. Et pourtant c’est cela qui importe : que la pièce retombe. Ce qu’elle indique n’a aucune importance puisque pile ou face COMPOSENT la pièce de manière formelle avec une équité absolue.
Et faut bien t’en revenir à l’escadrin de la cave. Tout en bas, se présente un couloir que nous suivons de bout en bout. Le fond en est muré, mais le Rital flanque quelques coups de pied dans les briques et celles-ci s’écroulent, démasquant une ouverture obscure pleine de sales exhalaisons.
Compris : les égouts.
Mes comploteurs n’innovent pas, mais des recettes éprouvées, lorsqu’elles sont bien cuisinées, valent mieux que des initiatives bâclées.
Une échelle roide, en fer rouillé. L’Italien allume une lampe torche à filaments maugréateurs inversés, ce qui donne une clarté éblouissante. Il descend le first . Moi le second, soutenant le président de toutes mes forces. L’Autrichien ferme la marche. J’ai les jambes qui tremblent. Les miasmes sont renversants. On se met à patauger dans la fange et la sanie. On en a jusqu’aux genoux.
— Pressons ! fait le Rital.
Et à moi :
— N’oublie pas un instant que si notre affaire foire, il y aura deux postes vacants en France : l’un de commissaire, l’autre de président de la République.
Non, non, qu’il soit tranquille. Encore une fois, je n’oublie pas.
D’ailleurs, je n’oublie jamais rien !
Longue marche. Il me faudrait une musique allègre pour me stimuler. Tiens, Le Pont de la rivière Kwaï , je le prends. La musique, ça assiste bien les hommes quand ils vont au casse-pipe.
On patouille dans la merde parisienne : la plus belle du monde ! Surtout dans le quartier Champs-Elysées où probablement nous vadrouillons. M’est avis que ça doit s’agiter en surface. On aura découvert et délivré Béru. Il aura parlé. Le rapt du président ne fait qu’un cri. L’opération du Rital est vraiment sans espoir, sauf, naturellement, s’il use du président comme mornifle d’échange.
Au bout d’une plombe au moins, on stoppe devant un collecteur plus petit qui se jette dans le nôtre comme la Saône dans le Rhône à la Mulatière, ce port fluvial où tant de gens vont passer leurs vacances d’été. On biche cet embranchement. Une centaine de mètres encore puis l’Italien stoppe devant une nouvelle échelle scellée dans la paroi. Rappelle-toi qu’il a dû préparer son histoire consciencieusement. Ça doit faire lulure qu’il était sur le coup, l’apôtre.
On hisse le président.
Une nouvelle cave. Le chef s’absente un moment et revient escorté de deux infirmiers qui ne sont autres que les deux Autrichiens manquant à la pelle. Ceux-ci portent une civière. On défait le président. On l’allonge sur le brancard, l’enveloppe dans une berlue, lui cloque un masque à oxygène sur le visage, histoire qu’on le méconnaisse. Tant de glandeurs se mettent un masque à sa ressemblance quand ils veulent faire les cons !
Les « infirmiers » emportent le « malade ».
« Bien, me dis-je. Leur coup se développe admirablement. Désormais, mon tagoniste n’a plus besoin de moi. C’est ici que nous allons nous séparer. Mais auparavant, il va me distribuer quelques pralines au poivre de son magasin de farces et attrapes. »
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