— J’ai ma carabine à lunette infrarouge, tu resteras continuellement à portée de balles, ne l’oublie pas. (Il ajoute commak, dans l’appareil :) Go !
Les couinements reprennent ; le temps de compter jusqu’à trois, je ne les vois plus, la brume s’est emparée d’eux, ils s’y sont dissous. L’effervescence gronde rue du Faubourg. Les cris, je crois les identifier : ce sont des grognements de porcs affolés. Je vois le topo. Accident simulé, avec une bétaillère bourrée de gorets. Tout a été préparé pour que, sous le choc, le véhicule s’enflamme et que la partie réservée aux animaux se disloque. Messieurs les cochons, terrorisés par l’incendie, sautent de la bétaillère et se dispersent. Tu imagines le topo : un camion en flammes, à deux pas de l’Elysée, et plein de porcs en vadrouille dans le quartier. De quoi meubler la nuit blanche des factionnaires.
Pendant ce temps, M. le président se repose dans ses appartements pontificaux. S’il ne dort pas, ça ne va pas traîner, avec le gaz qu’on va lui brancher.
Comment empêcher cela ? Je gamberge tant que ça peut. J’échafaude…
Et alors, j’arrive à une conclusion. J’ai peut-être un moyen d’empêcher le rapt . Un seul. Oui, un seul et unique. Tu devines lequel ? Non ? Je vais te le dire : tomber du toit !
Ça te fait claquer des chailles ? Et à moi, donc ! Mais j’ai beau retourner la question dans mon cerveau inventif, aucune autre solution ne se propose.
Si je tombe du toit, ça va faire du boucan. Il y aura bien un locataire de l’immeuble, ou un passant, ou des sergots en train de courser les gorets qui sera (ou seront) alerté(s). En me découvrant, écrabouillé, entortillé de fil de fer, ils fouilleront l’immeuble, découvriront Béru et Hélène, lesquels les mettront au parfum. Le Gros et ma douce consœur seront sauvés, le président également. On débaptisera la place Charles-de-Gaulle pour lui filer mon blase à moi. Idem l’aéroport de Roissy. J’évoque le chagrin de ma Félicie. Sa vie finie. Note que je me berlure, jamais on ne croira que j’ai agi volontairement. C’est trop impensable. Ils décideront que je suis tombé accidentellement, ces cons.
Alors ?
Tu comprendras ma légitime hésitation. Donner sa vie pour sauver celle d’un président et d’une paire de collègues, ça paraît naturel, quand tu le bouquines dans un polar. Dans la réalité, ça implique la vache crise de conscience ; un sens fabuleux de l’altruisme.
Mais ce qui me soutient, c’est la perspective de faire échec à ces fumiers. De les biter envers et contre tout. Je les posséderai en mourant. L’Antonio chéri aura eu le dernier mot. Allons, courage, mon bel ami. Vaincs cet esprit de conservation qui nous neutralise, nous rend couards et flageolants. Songe aux kamikazes japonais, à ceux des causes palestiniennes qui acceptent de se faire péter avec une bagnole bourrée d’explosif.
— Hop !
J’imprime une secousse à ma personne. Roule vaille que vaille jusqu’au rebord de la plate-forme qui ne mesure pas plus de cinq centimètres de hauteur. Un ultime sursaut, et pouf ! je tombe sur le toit que je me mets à dévaler. Impossible de stopper mon anéantissement désormais. C’est parti, mon kiki ! Je suis un rouleau à pâtisserie lâché sur une pente. Tu parles qu’ils sont faits pour s’entendre : une pente et un rouleau à pâtisserie ! T’exprimer mes pensées, les ultimes ? Trop confus… Félicie, la vie, le soleil, une petite brume matinale sur le vallon des Baux, des corps de femmes, le glouglou du vin dans un verre, des odeurs de pain chaud, des pages de Crime et Châtiment , de Mort à crédit , de Belle du Seigneur… Les Pieds-Nickelés… Un chien que j’aimais… Des visages qui me sourient…
Je roule de plus en plus vite.
Ainsi faisais-je, jadis, sur une colline aimée qui sentait le thym. J’allais au sommet. Elle était ronde comme le ballon d’Alsace. Je m’allongeais et me mettais à tourner. Je dévalais de plus en plus vite. Parfois je tressautais et j’en étais étourdi. Je sentais des pailles aiguës dans mes reins, des herbes urticantes me fouaillaient.
C’était bon. Il y avait des crottes de chèvres séchées par petits tas…
Et ça y est, le bord du toit ! Salut ! Le big saut ! Je plonge à demi dans le vide. Les jambes. Quelque chose de solide comme la main de saint Christophe me retient dans le dos, par mon fil de fer. Un crochet maintenant le chéneau peut-être ? Hein, oui, ça te semble plausible ? Alors, on dit ça : un crochet. Et je suis suspendu au-dessus de la rue. Je ne vois rien. Tout est épais, cotonneux. Ça pue la brumasse parisienne, et aussi le produit chimique.
Les autres, là-bas, sur le balcon présidentiel, peuvent-ils constater la précarité de ma situation ? Si oui, seront-ils tentés de m’ajuster avec leur flingue à lunette perce-nuit ? Le crochet est-il en mesure de me sustenter longtemps ? Le flot des points d’interrogation me roule dans l’épaisseur de son mystère. Par exemple, je me demande si leur coup de main se déroule bien, en face ? Et la suite, dis ? Y en aura-t-il seulement une pour le gars mézigue ? Sacré 1 erjanvier, cré bon gu ! Heureusement que c’est une année bissextile : si je m’en sors, j’aurai un jour de plus à vivre pour compenser cette foutue journée. Note que nous sommes le 2, à présent !
La course aux cochons continue dans le quartier. Les pompiers se la radinent en trompe. Pain-pomme, pain-pomme ! La clarté rougeoyante, sur ma droite, disparaît. Leur faut pas longtemps, aux casqués, pour éteindre un sinistre de ce genre. Les braves gens ! Ah ! mesdames, faites-nous beaucoup de pompiers, de grâce !
Le crochet du chéneau tient bon : je ne le sens pas fléchir sous mon poids. Ainsi donc, la Providence n’a pas voulu de mon sacrifice. Je dois remettre mon héroïsme dans ma culotte. Soit. Néanmoins ma posture n’a rien de folichon.
Le temps passe. Le brouhaha se tasse. Un dernier espoir me chauffe l’âme en sourdine : Béru ! En ce moment, le Gros est seul avec Hélène dans l’appartement ; ligoté, certes, mais tellement ingénieux et fort ! Suppose qu’il parvienne à se libérer ? Dès lors, c’est la gagne tous azimuts, pour peu que mon crochet continue de faire du zèle.
Cet espoir se mue en début d’allégresse quand je perçois du bruit dans le grenier. Pas d’erreur, quelqu’un vient. L’escabeau permettant d’accéder au toit gémit sous les kilogrammes d’un mec. On marche à présent sur la plate-forme d’alu.
Je me fous à geindre pour attirer l’attention de Mister Tripaille. Message reçu ! Un faisceau rouge, très faiblard, parcourt la zone où je me trouve et finit par me capter.
— Vasistas ! s’exclame sourdement une voix teutonne.
Malédiction ! Il s’agit d’un membre de l’équipe Johann II !
Il est des jours où ça rentre sans vaseline et d’autres où t’as beau lubrifier, impossible de te la mettre sur orbite.
J’escomptais Béru, et c’est Blücher qui se pointe : l’homme qui fume le cigare avec son cul. Il a goupillé l’affaire des petits cochons, lesquels ne l’ont pas bouffé en route vu qu’on respecte toujours ses frères quand ils sont baraqués.
Il est laguche, à plat ventre sur la plate-forme, et je dois reconnaître une chose qui plaidera pour son salut éternel : il tend la main afin d’essayer de me s’emparer. Mais il s’en faut de cinquante centimètres virgule quéqu’ chose. Et même, compte tenu que mes bras ankylosés sont soudés à mon buste, je ne vois guère comment il pourrait parvenir à m’arracher.
Comme il est moins intelligent que moi d’environ cinquante kilos, il pige l’inanité de sa courageuse entreprise et me déclare qu’il va chercher une corde.
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