Je me tais. Il médite un brin. Puis me toque sur le front, comme on frappe à une porte.
— Je ne vous dis pas d’entrer, c’est complet ! fais-je.
Il a un sourire pas catholique, bien qu’il soit italien.
— Il y en a là-dedans ! assure le Rital.
Bon, ma jugeote l’impressionne. S’agit maintenant d’assurer l’avenir immédiat du président.
— Malheureusement, le coup ne sera pas réalisable, dis-je.
— Crois-tu ?
— Sûr. J’ai prévenu l’Elysée qu’il se tramait du vilain et le président ne restera pas coucher dans son usine.
Mon nain terre loque ut heure, fidèle à son impassibilité, reste de marbre (ce qui est un cas rare, j’ajoute puis toujours quand on parle de marbre). Une fois de plus, il cherche à démêler le bluff de la réalité.
— Vous ne me croyez pas ? insisté-je.
Il demeure désert comme la cervelle d’un philosophe flamand.
— Je peux vous le prouver : téléphonez au secrétaire privé du président, j’ai le numéro sur moi, et faites état de notre conversation.
Le tueur murmure :
— Maligno !
Et tout à coup :
— Donne le numéro !
Il me serait difficile de lui donner quoi que ce soit dans l’appareil où je me trouve ! Alors c’est lui qui me fouille et engourdit mon petit carnet miracle. Il va jusqu’à Hélène, laquelle est prostrée sur un canapé. Il l’empoigne par les cheveux, l’obligeant à se mettre debout, la traînant, telle une esclave, il quitte la pièce avec elle.
Cela dit, je commence à penser que je vais encore poser un lapin à ma Félicie et à ma bouteille de Château d’Yquem. Tu parles d’un 1 erjanvier ! Tu en as déjà vécu de semblables, toi, Burnecreuse ? Si oui, écris-moi : on va fonder un club !
Quand le Rital revient, tirant toujours la pauvre petite môme par les crins, il me file un clin d’œil complice. Puis, ayant étendu Hélène d’une manchette impitoyable, il s’avance.
Il tapote son menton de mon carnet et, arrivé devant moi, le jette à terre.
— Merci du conseil, me dit-il. C’était une riche idée. La gosse a téléphoné de ta part pour dire que tout était O.K., on va pouvoir agir dans le velours.
— Vous avez trouvé un autre grutier ?
— Il arrive d’Italie en fin de journée, par l’avion de Milano.
Moi, tu l’auras remarqué depuis qu’on se fréquente, j’ai beau macérer dans des fosses à merde terrific , ma curiosité professionnelle continue de remuer la queue. Quand une crapule accepte d’engager la conversation, je pilonne jusqu’à ce qu’elle déclare forfait.
— Un grutier, ça se remplace, mais un chef ?
— Hein ?
— Ben, Al Kollyc est naze, non ? Vous avez même dû recevoir des brins de cervelle sur votre cravate ?
Il hausse les épaules.
— Ne t’occupe pas de ça, poulet !
— Il y avait un vice-président, comme aux States ?
Il me file un coup d’escarpin dans la gogne. Salaud ! Ma mâchoire en est toute dolente.
— Votre conversation est limitée, lui dis-je.
— C’est ma façon de répondre quand je n’ai rien à dire, rétorque le vilain.
— Bon, pour changer de chapitre, j’ai vu, à l’auberge, que vous faisiez le ménage à fond avant de calter : votre pote, la mère Rolande, ça décrasse ! Pourquoi sommes-nous toujours en vie, mes collègues et moi ?
Il pouffe.
— Parce que vous pouvez servir. On risque d’avoir besoin de vous d’ici la fin de l’opération. Jusqu’ici nous ne disposions que de la locataire de cet appartement avec sa crétine. Ça me fait penser qu’elles nous sont désormais inutiles.
Il tire un feu de sa ceinture, y visse un silencieux.
— Merde, faites pas le con ! hurlé-je. Y a eu assez de gâchis comme ça ! A quoi ça vous sert de buter des innocentes ?
Au lieu de me répondre, il va au fauteuil de la demeurée et la praline en plein front. L’impact est si violent que la gosse bascule de son pauvre siège. La dame aux cheveux bleutés se met à hurler. Le tueur la fait taire d’une balle dans la bouche.
Après quoi, il dévisse son silencieux, comme un menuisier ôterait la mèche d’une perceuse, son travail terminé.
Il lance aux autres, en italien :
— Emportez-moi ces deux charognes à la cuisine !
L’un des Autrichiens comprend la langue du Dante puisqu’il traduit à ses potes. Les violeurs d’Hélène s’emparent des femmes mortes et les évacuent.
— Vous ne méritez pas de vivre ! crié-je au Rital.
Il hoche la tête.
— Mais si.
— Et vous ne méritez pas non plus d’avoir eu une mère !
Il marche droit à moi et se met à me pisser dessus.
— Encore un mot sur ma mère et je te liquide tout de suite !
Son jet chaud me cingle le visage. Je ferme la bouche, mes yeux aussi hermétiquement qu’il m’est possible.
Le Canard Donald Reagan…
Enchaîné.
Le Canard Enchaîné Donald !
Reagan qui ricane…
Mon cervelet se cogne au verre de la réalité tel un papillon contre celui d’une lampe [4] La métaphore, sémaphore (c’est ma force, pardon !).
. Que m’est-il encore arrivé ?
J’essaie de…
Ah ! oui, le vilain tueur à sang froid. Il a piqué une crise. A la suite de quoi ? Que lui ai-je dit lorsqu’il m’a eu infligé cette humiliation insigne, la presque pire de toutes si tu exceptes l’empétardage inconsenti. Me souviens plus de l’insulte qui m’est venue aux lèvres. Mais c’est parti. Comme est parti son pied en direction de ma tempe : vlan ! Tout s’est dispersé dans ma pauvre tête. Comme si je venais de recevoir un coup de téléphone en bronze.
Et le noir.
Le noir, si noir… L’oubli… Le néant… Avec, pourtant, me semble-t-il, des images plus ou moins lointaines, plus ou moins floues. Scabreuses sur les bords…
Et là, Reagan. Pourquoi Reagan ? Je vais t’espliquer. Sur une table basse, non loin de mon visage, se trouve une pile de journaux et revues. L’une de ces dernières a chu de la pile. Sa couvrante représente Donald-le-canard Reagan. Pour ceux qui dans quelque temps ne se rappelleront plus Reagan, je précise qu’il s’agissait du Président des Etats-Unis au visage entièrement plastifié, pour qui des scientifiques avaient fabriqué un poumon d’acier en forme de complet bleu, aux plis de pantalon impeccables puisqu’il était en zinc. Cet homme exceptionnel qui jouait les cow-boys avant de jouer les présidents représentait un sommet de la technique. Il pouvait dire Hello ! I am the best sans avoir besoin d’ouvrir la bouche. Grâce à son poumon entièrement calorifugé, il sortait sans pardessus par les plus grands froids. Il n’avait nul besoin de voitures blindées car il était immunisé contre l’impact des balles, ce qui lui avait valu l’impertinent surnom de « Peau de balle et balle-écrin ». Il aimait copier ses façons sur le président français de l’époque et envoyait volontiers des troupes d’élite dans des îlots perdus sous prétexte d’y implanter des bureaux de l’American Express. Dans les manifestations publiques, on le sortait toujours en compagnie d’une dame conservée dans la neige carbonique, à l’aspect rassurant, dont personne ne doutait qu’elle sache confectionner d’excellentes apple-pies et dont la fonction consistait à embrasser son époux à la fin de ses discours, lui flanquant par la même occasion cinq cents grammes de poudre de riz sur la gueule. Mais comme, rappelons-le, celle-ci était plastifiée, on lui rendait l’éclat du neuf d’un coup de nénette.
Je demande pardon de ces précisions auprès des impatients, mais je suis pour la conservation de l’Histoire. La particularité du Président Reagan était d’être déjà lui-même en conserve au moment de la faire ; contrairement à notre président à nous qui ne l’était pas (conservé).
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