« Autre chose : s’il n’a pas tué Hélène Dussardin, préférant l’emmener en otage, c’est bien parce qu’il attendait quelque chose d’elle ; ce quelque chose, c’est un compte rendu de notre enquête. Il veut savoir où nous en sommes ; or que peut lui apprendre Hélène ? Pas grand-chose puisqu’elle ignore — et pour cause — ce que nous avons appris depuis au sujet du « Rosier ». Reste le grutier et le matériel. Ça m’étonnerait qu’il se risque à Vréneuse après son massacre de l’Auberge ; mais il a le temps, d’ici cette nuit, de trouver un autre grutier et de renouveler sa panoplie. Le Noir ne pouvait nous révéler qu’une chose : la mère Rolande l’avait engagé pour manœuvrer une grue. Et alors ? Ça compromet quoi ? En outre, n’oublions pas qu’il doit y avoir deux équipes sur le coup : l’équipe Raphaël et l’équipe Johann II ; nous ne savons rien de cette dernière ; elle est intacte, prête à l’action. Je gage que, par mesure de prudence, il n’y avait pas de contact préalable entre les deux. »
Mes « hommes » étudient cet exposé à tête d’exposé. Béru objecte :
— N’empêche que leur big boss est clamsé, et ça il le sait puisque ça s’est passé devant lui.
— D’accord ! Là est le gros morceau, l’énorme point d’interrogation. Dans le plan ourdi contre le président, était-il prévu qu’en cas de défaillance d’Al Kollyc, il se déroulait tout de même ? Ou bien n’existait-il aucune solution de rechange ? Quoi qu’il en soit, on ne peut écarter l’hypothèse que tout continue inexorablement malgré ces graves accidents de parcours, car les trois éléments de réussite sont toujours intacts : le président dort au palais, il y a une grue géante rue de l’Elysée, le brouillard commence déjà à tomber ; regardez d’ailleurs…
Ils se tournent vers la baie vitrée.
Ça devient drôlement cotonneux, dehors.
L’agent en faction rue de l’Elysée doit me reconnaître, car il porte la paluche à son kibour quand il m’aperçoit. Je l’en remercie d’un sourire galvanisateur de chef.
L’énorme grue nous surplombe et déjà sa flèche se dilue dans la brumasse. Sur place, la beauté du coup de main m’apparaît. Simple comme bonjour. Il suffit d’attendre la nuit… Un gazier se faufile dans l’armature métallique de la grue, escalade les roides degrés jusqu’à la cabine de commande située tout en haut. Une fois en place, il suffira de faire dans le quartier un bruit susceptible de couvrir celui de l’engin. Bagnole en fausse panne, dont on fera ronfler le moulin à bloc, je présume. Quoi de plus bête ? Dans le brouillard, le grand bras se déplacera de quarante-cinq degrés. Des mecs en noir descendront jusqu’au balcon de l’appartement présidentiel. Les factionnaires disséminés à l’intérieur et à l’extérieur du palais n’y verront que du feu.
— Viens voir, me chuchote le Gravos du seuil de la cabine où il vient d’entrer.
Je le rejoins, et il me désigne quatre énormes bonbonnes de fer, genre bouteilles de Butagaz.
— Le Rouquin n’a pas causé de ces bonbonnes quand t’est-ce il a raconté ce qui y avait ici ?
— Non, c’est juste.
— Pourtant, le Blondinet, tu peux pas trouver plus escrupuleux qu’lui !
— Conclusion, on a entreposé ces bonbonnes entre sa visite ici et la nôtre !
— Tesquetuel, mec, ratifie mon éternel coéquipier.
— Donc, l’opération de cette nuit n’a pas été décommandée.
Le Mastar s’enchifrogne puisque je parais avoir eu raison contre lui. Mais, beau joueur de nature, il ne tarde pas à baisser pavillon, comme il baisse culotte.
— S’agit d’usiner convnab’ment, non ? On vadrouille dans l’délicat : s’agit du président d’la Raie publique. Note bien, y arriverait quéqu’ chose, on a toujours Poher pou’ l’remplacer. Just’ment, y doit s’languir d’l’Elysée, le pauv’, ça commence à faire lulure qu’il fait nibe d’intérim’rie…
Je l’écoute à peine. Mon regard d’aigle sonde l’immeuble faisant face au palais. Mon instinct policier me glougnoute les testicules. Je me dis in petto, ce qui est une chose, et impétueusement, ce qui en est une autre, que les comploteurs ont fatalement une base au plus haut niveau de l’immeuble. Point de départ, point de réception…
— Suis-moi, Richard Cœur de Lion.
Je pénètre dans la maison. Elle est cossue. Les rideaux de la pipelette sont tirés mais, entre eux et la vitre, un écriteau fait main annonce : « La Concierge serat absente pendante les fêtes. »
Un ascenseur de bonne volonté nous propose sa force grimpante et nous hisse au dernier étage. On entend gazouiller des télés. C’est la fin d’après-midi d’un jour de l’An. Les foies marquent une lassitude… Çà et là, d’ultimes rires.
Sur le palier, modeste comme ceux des derniers étages des immeubles anciens, deux portes aux paillassons monogrammés ; peintes en faux bois par-dessus le vrai, ce qui m’a toujours paru être une hérésie. Je tends l’oreille. Ne perçois que des murmures…
— Tu sonnes ? demande le Gros.
— Je préfère aller jeter un œil sur le toit.
Au fond du palier, un minuscule escadrin de six marches conduit à une porte de combles. Je l’escalade en deux bouchées. La porte n’est pas fermée à clé. Nous pénétrons dans ce no man’s land bizarre sombre et toiles d’araigneux, où l’on découvre la charpente d’une maison. C’est un spectacle auquel je suis toujours sensible. J’aime ces espèces de caravelles renversées, cet entrecroisement de poutres et de solives (elles me font soliver) si harmonieux, qui fait du métier de charpentier l’un des plus beaux du monde.
Un air frais souffle dans les combles, dû au fait qu’on a déposé l’un des vasistas et agrandi son ouverture en sciant des lattes et en ôtant des tuiles. Le trou est béant et s’ouvre sur une nuit épaisse, floconneuse.
— J’ai le nez creux, non ? dis-je au Gravos.
Il renifle pour marquer son admiration inconditionnelle.
J’actionne une lampe stylo à faisceau gougnafeur qui prend à l’obscurité tout un matériel afin de le livrer à nos prunelles avides, ainsi que l’écrivait naguère, avec tant de vigueur, Robert Claudel dans Le Soutier de salin .
Se trouvent groupés une nouvelle bouteille de gaz dans laquelle plonge un tuyau de caoutchouc qui remonte sur le toit, des cordes, un hamac, des outils divers, une couverture pliée, et un escabeau permettant d’accéder à la toiture sans avoir à opérer de rétablissement. Je l’escalade et jaillis dans le brouillard. Je distingue le bras de la grue au-dessus de moi. On a aménagé sur les tuiles une espèce de plate-forme en aluminium fixée à la charpente par des crampons.
Sur ladite se trouve enroulé, en une vachetée d’épaisseur, le reste du tuyau de caoutchouc relié à la bonbonne (ou bombonne si tu préfères, moi, je m’en branle).
Les gros travaux justifiant le montage de la grue ont lieu dans l’immeuble voisin qu’on est en train d’exhausser comme un vœu adressé à sainte Thérèse (tiens, en voilà une qui m’émeut !).
Ayant vu, je reviens dans le galetas.
— Le coup est superbe, dis-je.
Bérurier escalade à son tour. Là, ce sombre con perd l’équilibre, renverse l’escabeau, veut se cramponner au rebord du toit, lequel étant déjà découpé, s’avère friable et donc lui fait faux bond. Une demi-douzaine de tuiles choient sur le plancher en même temps que mon rhinocéros. Boucan de tous les diantres !
Je fulmine, flumine, minufle ! Le traite de beaucoup de noms à voix basse, ce qui n’en atténue pas l’horreur, à preuve, mon qualificatif le plus suave est celui de « merde mal chiée », injure assez inusitée à ma connaissance, révélatrice de mes tendances scatologiques.
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