— Pour faire quoi ?
— Manier une grue ; juste manier une grue !
— Où ça ?
— J’ignore, patron. Parole d’honneur de ma mère : j’ignore ; ils doivent m’emmener là où elle est, la grue. Et puis je la manœuvre, juste que je la manœuvre.
— Pourquoi faire ?
— Je sais pas, patron, parole d’honneur de ma mère, j’en sais fichtrement rien du tout !
— Ta bagnole ricaine, où est-elle ?
— Le grand Rital est venu me l’emprunter, il a laissé l’autre, là dehors, la noire. Il avait besoin de la mienne, juste ce matin qu’il a dit, parole d’honneur de ma mère, patron !
— Il t’a pas donné d’explication ?
— Pas d’explication du tout, patron, juste il a dit que la sienne était pas assez grande et qu’il lui fallait la mienne, juste ça, patron.
— Qui t’a engagé ?
— La vieille Rolande, patron. Si tu connais pas, c’est la femme qui tient l’auberge, ici. Elle est très vieille mais très pleine d’allant, patron. Pour sûr. Tu dirais comme ma mère, à M’branl-moua. Ma mère, elle travaille plus fort qu’un homme, patron. Je lui ai payé la télévision, avec un groupe électrogène parce qu’il y a pas encore les trécités dans mon village.
— C’est bien, tu es un bon fils, Méoutuva. Comment connais-tu la vieille Rolande ?
— C’est chez elle que je viens pointer les dames. Des dames que je trouve à la Coupole , pas jeunes, pas belles… Elles aiment le gros zob noir à Didon. (Il se paie un rire qui ne vient pas du cœur et ne s’attarde même pas sur ses lèvres.) Je leur dis : « Promenade, ma jolie ? » Bon, promenade. Je les amène chez la mère Rolande. On prend une piaule ! Et crac zi boum ! Elles chopent le gros zob noir à Didon. A Paris, elles ont peur de rencontrer quelqu’un avec Didon. Ici, c’est tout bon. J’arrête la voiture dans la cour à la Rolande. Crac zi boum ! Le gros zob noir à Didon !
— Ça rapporte gros ?
— Ça dépend ce qu’elles ont dans leur sac…
— Tu chouraves le blaud ?
Il risque une boutade :
— Faut payer l’essence à Didon.
— Et lui payer les sens ! surenchéris-je, mais il pige pas car il ne sait pas écrire et phonétiquement, tu peux pas écouter la différence comme sur France-Inter.
— Allez, on retourne à la case départ. La vieille t’a proposé un boulot, raconte…
— La dernière fois que je suis venu, elle a pris Didon dans un coin pendant que l’autre vieille se rhabillait le cul. Elle m’a dit : « T’es bien grutier de ton état, Didon ? » Moi, oui, je suis. Entreprises publiques. Chômage, à cause de la crise, mais tu peux y compter que je fais le grutier de première, patron.
— La dernière grue que tu as rencontrée, elle faisait le tapin sur le Sébasto, non ?
Il se marre.
— Ça, c’est bien vrai, patron. Mais grutier, je te prouve quand tu veux. Même sur les super-engins à cabine tout là-haut. Et la Rolande, elle m’annonce : « Si tu es d’accord de travailler pour des copains italiens… Juste une nuit… Une heure au plus. Tu palperas cinquante mille balles. » Mon vieux, bon, hein, dis : cinquante mille balles, patron, qu’est-ce que tu fais si t’es grutier ?
— Ah ! ça…
— Tu vois ! Alors je dis, ça joue. La vieille me dit, alors t’arrives le 1 erjanvier et tu t’installes dans la vieille bicoque derrière l’église. Elle l’avait rachetée à une baronne pour faire un hôtel de lusc, paraît-elle. Et puis elle a pas eu le permis, à cause du curé que son église est citoyenne avec le jardin d’ici.
— Donc, tu prends ton bivouac dans la crèche et tu attends ?
— Exactement, patron, je te promets. J’attends… Ils vont pas tarder. D’abord, faut qu’ils vont me ramener ma voiture. Une Ford Custom de toute beauté, la classe !
— Que t’as achetée avec ton allocation de chômage ou avec ta bite ?
Ça l’amuse beaucoup.
— T’es vachement marrant, patron !
Béru, qui n’a jusqu’alors rien dit, soupire :
— C’est pas la jactance de ce blondinet qui fait progresser.
Il a raison. J’enrage. Trop attendu. Dans notre job, c’est comme à la pêche : si tu retardes trop longtemps de ferrer, la poissecaille bouffe l’appât et te salue bien.
J’avais tout sous la pogne dans cette auberge du diable : les trois Ritals, la vieille Rolande. Mais j’ai voulu finasser et il me reste trois cadavres, plus un Noir qui n’en sait pas plus long que le bout de son gros nœud. Et puis la belle Hélène, si saine, si drue, avec une peau si ferme et odorante a disparu. Et ce chourineur l’a peut-être déjà mise à mal, lui qui ne recule devant rien.
— T’es dans les vapes, mec ? s’inquiète le Mastar.
— Un brin. Je manque de sommeil, probable.
— On devrait aller boire un coup de ce Pouilly Fusé qu’tu m’causais.
J’acquiesce et on se barre.
— Hé ! patron ! s’inquiète Méoutuva Didon, tu me laisses ?
— On passera te chercher plus tard. Dors !
— Et si les Italiens viennent pour la grue ?
— Tu leur dis de m’attendre.
— Tu m’enlèves pas ça ?
Il agite ses poignets enchaînés.
— Une autre fois.
Je m’arrête à la voiture noire avant de quitter la place. Un petit examen express. Positif. Sous la banquette arrière se trouvent deux fusils mitrailleurs. Dans le coffre, je déniche une sorte de grand filet aux mailles métalliques qui se ferme par un système d’anneaux dans lesquels passe un filin.
— Ils sont pêcheurs, tes gars ? bougonne l’Epidermique.
— Dans un sens, oui, probablement.
Mes recherches me conduisent à ouvrir une boîte à outils de ménage, avec un système de casiers qui se proposent lorsque tu écartes les deux anses de la boîte. Au lieu d’outils, j’y déniche tout un fourbi propre à neutraliser du monde : bombes de gaz soporifique, seringues, ampoules diverses conservées dans des emballages capitonnés, tampons, etc.
D’un geste vif, je rabats le couvercle de la malle. Des perspectives se constituent dans ma belle tête d’intellectuel surmené. Je décèle des bribes de vérité… Ce qui me turlubite, c’est une question majeure, comme le lac du même nom. Elle concerne l’assassinat d’Al Kollyc. Les Ritals sont-ils partie prenante dans ce meurtre ou bien ont-ils été surpris par l’événement ? Tout, en moi, me pousse vers la deuxième hypothèse. Ils sont arrivés d’Italie au volant d’une voiture dérobée, mais dont on ne pouvait pas découvrir le vol avant trois jours. C’est le Ricain qui les a fait venir. Lui qui les a conviés à la table des Césari-Césarini. Donc, Kollyc et les mecs en complet rayé avaient partie liée. Ils avaient besoin d’un grutier et c’est l’ancienne bordelière, la mère Rolande, qui le leur a recruté. Elle qui les hébergeait tous. Elle, toujours, qui a trouvé un toubib lorsqu’il y a eu de la casse.
— On peut savoir ? demande le Bestial que mon mutisme déconforte.
— Pourquoi Césari-Césarini prétend-il que l’arme du meurtre lui appartient alors que ses larbins affirment que non ? murmuré-je.
Sa Majesté a une réponse anglo-normande :
— Faut voir…
De retour à l’auberge, je sonne les gars qui s’occupent de moi à la Grande Taule.
— On a des nouvelles de Lurette ?
— Etat stationnaire, commissaire, le chirurgien ne peut pas se prononcer.
— Il est interviewable ?
— Pas avant plusieurs jours, vu son état.
Mon âme s’élève d’un bon mètre cinquante vers Dieu. Qu’afin, Seigneur, ce petit Lurette se tire du merdier ! Je compte sur Toi !
— Des nouvelles de l’Alfa Roméo du Rital ? poursuis-je.
— Pas encore.
— Tout est bouclarès, j’espère ? Aéroports, gares, frontières ?
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