Mais revenons à nos sadiques. Il n’en reste que deux : le cruel Italien aux yeux de mort, et le petit Autrichien qui s’activait sous la grappe humaine dont Hélène était le centre de communication. Un troisième homme, inconnu de moi, a rejoint le commando. Un grand diable tout frisé, tout émacié, habillé d’un pantalon de velours noir et d’une blouse de cuir râpé.
Les trois discutent dans le fond de la pièce. C’est le Rital au complet rayé qui, visiblement, donne les directives. Je m’efforce de prendre des nouvelles de mes amis. Hélène a été ligotée, comme nous, et repose sur le canapé. Le Gros se trouve à deux mètres de moi, sur le plancher, mais il a retrouvé ses esprits. Ses gros yeux de chien ivrogne fidèle ne me quittent pas. Comprenant que je suis de retour, il sourit. Ce sourire, c’est du pain chaud avec du miel par-dessus, ou du Boursin à l’ail. Il me chauffe le corps, le cœur, l’espoir. D’un battement de cils, je questionne Messire Gradube. On se comprend si bien, les deux ! je lui demande si ses liens sont serrés à bloc, ou bien s’ils lui permettent d’espérer… Sa réponse est négative, catégorique. Non, tout comme bibi, il ne peut broncher. Des heures viennent de s’écouler et je suis engourdi, solidifié, glacé jusqu’au cœur de la moelle pépinière.
Les trois comparses se séparent. Le petit Autrichien boit un coup de gnole ou de je ne sais quoi à même un flacon. Le grand frisé regarde des bibelots d’ivoire disposés dans une vitrine et empoche l’un d’eux. Souvenir, souvenir…
Quant au tueur, plus méthodique qu’un ordinateur, il passe ses prisonniers en revue. Il commence par Hélène, continue par le Gros, finit par moi.
Il déclare :
— C’est lui qu’il faut prendre. Le Gros est trop gros, la fille est trop faible.
Ses compagnons ne répondent rien. Ils s’en foutent ; ils obéissent…
Du temps passe, tant bien que mal ; plutôt mal en ce qui me concerne. J’ai tellement de fourmis par les membres que je me sens devenir mille-pattes.
Un carillon, quelque part dans la pièce, égrène (comme écrirait Ponson du Sérail) le coup de minuit et demi ou celui d’une heure. Quelques secondes plus tard, il bisse. Donc il est une heure.
L’Italien va à la fenêtre et examine la rue.
— Bravo à la météo, soliloque-t-il. Pour du brouillard, c’est du brouillard !
Puis, au bout d’un silence :
— Vous devriez descendre, Tortollani, et attendre le signal sous le porche. Prenez votre talkie-walkie ; s’il se passe quoi que ce soit, prévenez-moi, je resterai en liaison constante. Concernant les bonbonnes, il vous suffit de les déboucher et de laisser la porte de la cabane ouverte, le gaz s’élèvera sans problème et s’opacifiera au contact de l’air. Ensuite vous grimperez dans la cabine de la grue et vous attendrez mes ordres.
Le nouveau venu dit un truc en italien, ce doit être de l’argot milanais car je n’y entrave que pouic.
Il s’en va après avoir accroché un talkie à son cou et remonté la fermeture de son blouson.
Quand il est parti, l’Italien va fouiller dans une sacoche de cuir accrochée au dossier d’une chaise. Il y prend deux grands sachets qu’il éventre. Les sachets contiennent des bandes de sparadrap de dix centimètres sur cinq. Sans vergogne, il me les superpose sur le clapoir. Heureusement que je ne suis pas enrhumé, sinon ce serait l’asphyxie !
— Je te fais un cadeau royal, plaisante-t-il ; tu vas assister à l’opération.
Mon regard expressif doit marquer une intense surprise puisqu’il ajoute :
— Il faut qu’on t’ait à portée de tir le plus possible pour le cas où il se produirait un pépin. Ta vie répondra de la nôtre.
Il hèle l’autre mec et lui ordonne de m’empoigner par les pinceaux. Lui-même, pas feignasse, se charge des épaules. Alors bon, nous v’là partis. Te dire qu’ils me ménagent relèverait du délire. Je prends des chtards de toutes parts : à bâbord, à tribord, contre la quille, sur la dunette. Le plus douloureux est l’ascension de l’escalier menant aux combles. Une fois sur le plancher poussiéreux, ils m’abandonnent pour vaquer à leurs préparatifs. On sent qu’ils ont répété. Ils agissent promptement, sans en casser une broque, à la lumière d’une grosse lampe portative de camping, laquelle diffuse une lumière rouge qui les transforme en démons. N’en sont-ce pas, d’ailleurs ? Hein, réponds ! Le comportement de ces desperados n’est-il pas satanique ? Le Rital se permet de siffloter entre ses dents. La Traviata ! Et tu ne peux pas savoir la dimension métaphysique que ça prend, cet air fameux, dans ce grenier, où s’élabore le rapt du siècle. Temps à autre, l’Italoche consulte sa tocante à cadran phosphorescent ; il lui arrive aussi d’escalader l’escabeau pour aller mater sur le toit. Aucune nervosité. Ses gestes sont aussi réfléchis et calmes que celui du grand patron qui t’a pratiqué l’ablation des testicules en croyant qu’il s’agissait de tes amygdales.
Il coltine le hamac sur la plate-forme, et puis une série d’ustensiles que je ne parviens pas à distinguer. Lorsque tout est terminé, il ouvre une valise que je n’avais pas vue lors de ma première visite des lieux, parce qu’elle était posée sur une poutre maîtresse. Il l’ouvre, en tire deux combinaisons noires et deux passe-montagnes également noirs.
— Allons-y, plus que dix minutes ! annonce-t-il à son pote.
Ils ôtent alors leurs vestons et passent les survêtements. Ensuite, se capuchent la hure avec les passe-montagnes. Ils enfilent des gants de fil noir. Dans la valise, il y avait encore des chaussons de feutre, noirs également, est-il besoin de te le préciser, pauvre glandeur ? Plus une ceinture d’étoffe noire avec des boucles et des gaines tout autour. Ces messieurs y fixent leurs armes et leur matériel.
— On le grimpe ! décide le chef, en parlant du pauvre de moi.
Ils me hissent sur la plate-forme. L’air est frais, il tombe une espèce de grésil poudreux. Je suis déposé sur le plancher d’aluminium froid comme le cul d’un bobsleigher tombé de son engin en cours de prestation.
Le Rital murmure dans son talkie-walkie :
— C’est O.K. ! Tortollani ?
— Paré, grasseye une voix.
— Nous de même ; vous actionnerez dès que le raffut commencera.
Mon cœur cogne atout pique (pardon : à tout rompre). Mon impuissance me fout dans un état de crise aiguë. Je comprends la rage de Don Diègue souffleté par ce con de comte, que merde, Rodrigue a eu raison de lui filer sa lardoire dans la paillasse. Ne pas pouvoir intervenir, c’est le bout de l’horreur pour un homme d’action comme moi !
Les deux types sont à peine distinguables, tout en noir dans la brume très dense. Je comprends que c’est bien parti pour eux. Ils ont dévidé le tuyau noir et attendent, tenant son extrémité.
Le Rital a parlé de « raffut ». Je pige qu’il s’agit de l’opération dite « de diversion », chargée à la fois de couvrir le bruit de la grue et de mobiliser l’attention des gardes en faction autour de l’Elysée. Qu’ont-ils combiné, ces salopards ?
Ça se produit sec. Le heurt caractéristique d’une collision, ponctué de cris. La chose a dû se passer rue du Faubourg-Saint-Honoré, non loin du palais présidentiel. Malgré le brouillard, une clarté fait tache d’huile dans cette direction. Les cris ne sont pas des cris humains. Ils s’égayent un peu partout.
— Bien ! apprécie sobrement le Rital.
Le zonzonnement de la grue se fait entendre, suivi du léger couinement de ses poulies entrant en action. Mes sbires sont dressés et guettent l’arrivée du crochet. Ils le trouvent. Le chef murmure : « Stop ! » Les couinements s’interrompent. Les deux gars font fissa pour fixer le hamac au crochet et s’y suspendre eux-mêmes. Avant de décoller, le Rital me dit :
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