Comme elle se trouvait de permanence, je l’ai mobilisée dans la foulaga. Elle porte un pantalon gris, un pull en grosse laine aux tons bariolés, et un gros manteau de drap beige avec une écharpe jaune tricotée par sa vieille mère. Cela dit, sympa. Un cran à la Jeanne d’Arc, prête à bouter les malfrats de France. Je n’ai encore jamais eu l’occasion de bosser avec elle, non que je sois miso, mais mes occupations et les siennes ne concomitaient pas. Bien qu’elle soit une solide gaillarde, elle possède suffisamment de féminité pour qu’on préfère la grimper plutôt que l’Everest. M’est avis que je l’impressionne car elle ne dit rien et se tient parfaitement droite sur son siège, la ceinture bouclée serré, les mains croisées sur ses cuisses.
— Je crois que voilà l’ Auberge du Pont Fleuri , non ? fais-je en découvrant une grande taule blanche avec des fenêtres à petits carreaux et de faux colombages pour faire normand.
— C’est écrit dessus, rétorque la belle Hélène.
Fectivement, un panonceau en arc de cercle au-dessus du portail annonce Auberge du Pont Fleuri . On entre, et tout de suite y a une esplanade semée de petits cailloux qui sert de parking. Ensuite, t’as une terrasse dallée, vide en cette saison, séparée du parking par des fusains. Des portes-fenêtres prennent sur la terrasse. Sur l’une d’elles on voit plein d’autocollants de l’American Express, de la carte bleue et toutim.
— Viens, collègue, fais-je en remisant ma tire, et essayons de faire vrai.
Je sors une valise du coffre, bourrée à la va-vite de n’importe quoi. Je la chope de la main gauche, je cueille la taille de ma compagne avec la dextre et on se hasarde.
La lourde aux autocollants donne sur un petit hall carrelé. Au fond, un comptoir d’acajou, avec des fanions du Rotary et d’autres clubs, sert de point d’ancrage à l’arrivant. Une petite pancarte flanque une sonnette à percussion. La pancarte dit comme ça qu’il faut sonner pour appeler. Je donne une tape au timbre et une longue note cristalline faufile ses ondes dans toute la taule.
Au bout d’un moment assez long pour mon impatience, une vieille dame s’annonce. Elle doit cogner le quatre-vingts facile ; elle a les cheveux bleus, très flous ; elle est peinte comme une marionnette et porte un kimono absolument bordélique, en soie noire incrustée de vilains dragons.
Son râtelier d’une pointure de trop nous sourit à l’anglaise.
— Monsieur, madame ?
Je m’incline :
— Bonjour, madame, et bonne année. On peut avoir une chambre ?
— Pour la journée ?
— Peut-être davantage, mon amie et moi cherchons un petit coin tranquille pour y passer quelques jours.
Elle nous vote un nouveau sourire de mère maquerelle réceptionnant une « petite nouvelle ».
— J’ai ce qu’il vous faut. La fenêtre donne sur la rivière.
— Merveilleux.
— Autrefois il y avait un moulin, mais il est en ruine.
— J’adore les ruines, assuré-je sans mettre trop d’intention.
Déjà elle a dégauchi une clé dans un tiroir et la voici qui trottine jusqu’à l’escalier verni.
— Je vous laisse monter votre bagage : Mathilde, la femme de chambre, a congé aujourd’hui parce que nous sommes le 1 erjanvier.
— De toute manière, je ne laisse jamais porter mes valises par une femme.
Elle me sourit.
— Vous êtes galant, ça se perd. Autrefois, j’ai connu des hommes galants, mais ils sont morts sans avoir été remplacés.
« De nos jours, les hommes ne tiennent plus la portière aux dames et entrent les premiers dans le restaurant sans s’occuper de leurs compagnes qui les suivent comme elles peuvent. »
Elle part à l’assaut des marches. S’arrête à mi-étage pour reposer son asthme. Sa respiration ressemble à celle d’une vieille locomotive à vapeur. Elle se tapote la poitrine pour nous signifier qu’elle a des problos côté soufflets.
— C’est paisible, ici, dis-je.
La mémé opine et halète :
— Juste les oiseaux… Et encore, en hiver ils la bouclent !
Elle achève son ascension et nous drive au bout du couloir. Chemin faisant, une porte s’entrouvre la moindre, juste pour permettre à un œil de nous capter, puis se referme aussitôt. Je note le numéro de la carrée : le 4.
Je tiens toujours Hélène par la taille. Ma valtoche racle les lambris peints en faux bois. La vieille aux dragons délourde et on a droit à une chambre vachement champêtre : papier cretonne sur les murs, rideaux et couvre-lit assortis. Les meubles font « campagne fin dix-neuvième ». Il y a même une coiffeuse avec du marbre blanc fêlé et un miroir rond orientable. Et puis deux tableaux à l’huile, très sombres, représentant des paysages.
— Exactement ce à quoi nous rêvions, n’est-ce pas, chérie ? demandé-je à ma compagne.
— C’est merveilleux, assure-t-elle.
Mamy Frisettes est toute joyce. Elle pressent un coup de verge imminent dans le Landerneau, la rhapsodie des sommiers pour dans pas longtemps. Et peut-être la bramade du pied, interprétée en duo par les arrivants.
— Vous avez un lavabo et un bidet derrière le rideau, annonce-t-elle ; par contre, je dois vous prévenir que les toilettes et la salle de bains sont dans le couloir. Un cœur est peint sur la porte, vous ne pouvez pas vous tromper.
Bon, merci beaucoup, m’dame.
Elle carapate à regret, attendrie par notre couple. Je lourde au loquet et vais à la fenêtre. En effet, elle « donne » sur la rivière et on aperçoit les ruines (en ruine) du moulin annoncé précédemment. Un jardin engourdi dans l’hiver, un verger aux arbres décharnés… Le ciel est bas. Quelques corbeaux y tournoient, sans espoir.
— Alors, programme ? me demande ma « consœur ».
Je la regarde, je regarde le plumard. Elle a un sursaut.
— Hé ! dites, commissaire, surtout ne vous gourez pas d’intentions. Je suis fiancée à un toubib que j’adore et je ne fais pas d’extra.
Furax, je lui riposte :
— Qui vous a parlé de forniquer, mademoiselle l’inspecteur ?
Elle hausse les épaules.
— Le cheminement de vos yeux qui sont passés de mon cul au lit sans escale.
Je lui souris.
— Bravo pour la vertu, ma chère ; c’est un bien inestimable. Cela dit, il va bien falloir faire « semblant ».
— C’est-à-dire ?
— Nous sommes censés fêter ici la fin du ramadan, non ? Des gens occupent cet hôtel, qui ne sont pas catholiques, et auxquels nous devons donner le change. Ils sont sur leurs gardes.
— J’ai vu, en effet, cette porte qui s’entrouvrait dans le couloir.
— Bravo, et quoi encore ?
— Deux voitures sur le parking, dont l’une est immatriculée à Padova, Italie.
— Parfait.
— Et je sais également qui est la vieille.
Là, elle me cyclone les roupettes, la mère. Hélène dit, sans me regarder, tout en ôtant son manteau :
— Lorsque vous m’avez appelée pour me dire que nous partions mimer les amoureux transis dans une auberge louche de Vréneuse, j’ai téléphoné au sommier. La vieille qui tient ce coquet établissement est une ancienne bordelière qui fut la gagneuse de Miquet Lardeuss, un superbe bandit d’avant-guerre mort au champ de déshonneur, à la Libé, de douze balles dans la poitrine, plus une treizième dans la nuque.
— Dites donc, môme, vous êtes une vraie pro !
— Vous pensiez quoi ? Que je fourbissais les menottes à la peau de chamois ?
Elle est saine comme du pain chaud, cette gosse. Son toubib de mes pauvres deux a bien de la chance d’avoir de la veine. Avec une gnère de cet acabit, il est paré pour attaquer la vie. Elle lui donnera de beaux enfants et se montrera très aimable avec sa clientèle.
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