Il mange avec mesure, sans piffrerie aucune, réfléchissant dans une grande envolée de méninges. Sa fonction surmène l’organe. Charrier la France est pénible. Non seulement elle est lourde, mais elle remue tout le temps. Alors il échafaude, le président. Il voit loin. Tout passe par son collimateur, voilà pourquoi, quand les gens lui causent, il semble être ailleurs. Il reste là engoncé dans son cou, les stores baissés, à acquiescer menu avec l’air de dire : « Cause toujours, mon lapin, si tu savais ce que je m’en fous ! » Tu parles, Charles : quatre-vingt-quinze départements sur les côtelettes ! Plus les cases des D.O.M.-T.O.M. ! Et sans parler de la force de frappe que si t’appuies par inadvertance sur le bitougnot, on est tous déguisés en confetti ! Tu voudrais qu’il s’intéresse à la nouvelle moissonneuse-batteuse de la Maison Glandu, toi ? Ou au droit à la retraite anticipée des gaziers ? Non ! Il pense ! Alors lui casse pas les roustons avec le décollage vertical de l’avion Fenlabise, ou le traitement des phosphates de choucroute ; laisse-le gamberger son soûl, le président.
C’est lui qui conduit, interdiction de parler au chauffeur ! Faut qu’il prépare la route à venir, franc seize, franc sait ; pas embugner un bec de gaz. Virage à gauche, virage à droite ! Les passagers gueulent ; lui, fermeture-Eclair aux lèvres, paupières lourdes. Il opine à petits coups brefs. Quand c’est fini, la jacte du terlocuteur, il balance une phrase bien sentie. Genre « Très intéressant, vous pourriez pas me le répéter en alexandrins ? » Ou bien : « Donnez la brochure à mon aide de con, je la lirai sous ma douche. » Impénétrable, alors que mon talentueux Roger Peyrefitte, lui…
M’man et moi, nous respectons son silence. Il consomme sa crêpe comme s’il lisait un rapport sur les forces de l’O.T.A.N.
— Puis-je vous proposer un verre de Château d’Yquem, monsieur le président ?
Il rebuffe du chef. Non, non. Foin d’alcool, fût-il de classe.
— Vous ne pourriez pas me passer un disque ? demanda le monarque.
Mais que si ! Bien entendu…
— Du Tino Rossi, monsieur le président ?
— Vous n’auriez pas du Jean Lumière pour changer ? ou plutôt non, attendez : Ramona ; vous avez Ramona ? J’ai fait t’un rêve merveilleux. Ramona nous étions partis tous les deux .
Il cueille une seconde crêpe. Je fonce à ma discothèque. M’man conserve tout. On a Ramona , sa maman à elle qui l’avait acheté : Nous allions, lentement, loin de tous les regards jaloux. Et jamais deux amants n’avaient connu de soir plus doux… Saint-Granier ! Une époque… Notre bon roi François III écoute et ses paupières rosissent.
— Admirable, balbutie-t-il sans décoller les lèvres.
Après, pour varier, je lui mets du Georges Milton : Dis, c’est’y toi qui t’appelles Emilienne , puis Pour promener Toto, j’ai une auto de Georgius. Il aime ça, l’amour d’homme. Mais je n’en reste pas là, il a droit à la grande série la Pléiade des variétés d’avant-guerre : Henry Garat, Albert Préjean, Lis Gauty, Damia, Fréhel, Rina Ketty Jé révois lé grands sombreros et lé mentilleux. Dranem, Ouvrard. On remonte jusqu’à Mayol (Félix), on se paie Réda Caire, Léo Marjane, André Claveau, Dalida, toutes les anciennes gloires y passent. C’est le big récital du Pommier de l’An. Le président continue d’écouter avec délices et orgue de Barbarie (la Complainte de Mackie ). Fred Adison lui fait relever sa paupière droite ( Avec les pompiers ). Dréan l’amuse ( Elle s’était fait couper les cheveux ). Polin et sa Petite Tonkinoise lui arrachent un sourire malgré le racisme sous-jacent des paroles.
— C’est pourtant vrai, soliloque-t-il, il y a eu ça : les Colonies… L’Indochine, Chandernagor, Madagascar, l’Afrique du Nord, l’A.O.F. Et maintenant je n’arrive même plus à conserver la Corse ! Demain, ce sera la Bretagne qui prendra le large, ensuite la Savoie, et le Pays basque évidemment. L’île d’Yeu fera sécession, pauvre cher maréchal. La France redeviendra ce qu’elle était sous Charles VII…
La musique s’est arrêtée, il pense toujours.
Je le trouve beau.
Le téléphone sonne. Le service des « Bonnannébonnesanté » démarre. Il fait grand jour, et même soleil, tu te rends compte !
J’attends la salve triomphale d’un connard quelconque : cousin éloigné ou ami épisodique. Mais c’est une voix faiblarde qui jacte.
— Ah ! enfin ! dit-elle. Ici, Lurette, commissaire. Je me suis encore fait planter ! Cette fois, dans le baquet. Je ne sais pas si je m’en sortirai. Je… Allez à l’ Auberge du Pont Fleuri , à Vréneuse, il y a…
Il n’achève pas. Je perçois un bruit sourd, et puis les heurts du combiné lâché.
— Lurette ! je m’écrie, désespéré. Lurette, mon petit gars !
Il me semble percevoir des gémissements. Mon impuissance m’est insoutenable. Je m’efforce nonobstant de maîtriser la situation. Par quoi commencer ?
Je laisse pendre mon propre combiné. Retourne à la cuisine.
— Monsieur le président, vous avez bien sûr le téléphone dans votre voiture ?
— Evidemment.
— Me permettez-vous de l’utiliser, c’est toujours relatif à l’affaire Al Kollyc et l’instant est grave.
— Faites, consent le Magnanime.
Je m’élance jusqu’aux bagnoles extérieures et j’explique aux gorilles. Dix secondes plus tard, je suis en communication avec la Maison Bourremen. Je leur communique mon numéro de tubophone et leur ordonne d’usiner dare-dare pour déterminer avec quel poste je suis actuellement en ligne. Dès qu’il sera repéré, qu’on envoie une ambulance équipée de tous les appareils possibles de réanimation sur les lieux. Je les rappellerai plus tard.
Drôle de Premier de l’An !
Je roupillerais volontiers quelques heures. Mais ouichtre…, comme on dit en Auvergne.
M. le président regarde l’heure. Il doit reprendre son dur collier et se remettre à tirer la France. Halez, Luia !
— Vous avez des difficultés ? demande-t-il de cette voix menue, qui sort à regret semble-t-il.
— Il paraît que l’on a mis à mal un homme de mon équipe, monsieur le président.
— Fâcheux ! résume-t-il avec son sens extraordinaire de la concision.
Puis il nous prend congé.
— Tenez-moi au courant, n’est-ce pas ?
— Bien entendu, monsieur le président.
Je le raccompagne jusqu’à son carrosse. Lorsque je me la radine, je supplie m’man de préparer une grande cafetière de jus très chargé pendant que j’irai prendre une douche froide et changer de fringues.
L’ Auberge du Pont Fleuri de Vréneuse doit son nom au pont qui la surplombe, pont qu’une municipalité délicate a garni de bacs à fleurs. Depuis mèche des vandales ont pillé les fleurs et brisé les bacs de fibrociment, mais le nom est resté.
Au moment où j’entre dans la localité, je croise une ambulance de forte taille, glapissante et gyropharante, escortée par deux motards. Aussitôt mon sang ne fait qu’un tour de circuit, car j’ai la certitude que Lurette se trouve à l’intérieur du véhicule. J’adresse une ardente prière au Tout-Puissant pour qu’Il sauve la vie de mon petit Lurette. Il serait tellement injuste que ce môme laisse sa peau dans l’histoire.
Hélène Dussardin fume à mon côté une atroce cigarette orientale à bout doré qui me fait songer à ces papiers parfumés qu’on distribuait autrefois et qui célébraient les mérites de quelque marque de savonnettes.
Hélène, deux mots pour te la présenter. Elle est femme inspecteur. C’est une solide fille blonde, avec des joues de luronne et des loloches solidement arrimées par du Cœur-Croisé de Playtex. Fringuée un peu trop girl-scout pour mon goût, elle ne se farde pas, mais ses pommettes et ses lèvres sont d’un pimpant rouge plein air.
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