Je collectionnais les buvards réclames, certains étaient meilleurs que d’autres. J’en ai connu qui ne « buvaient » pas plus qu’une feuille de papier couché et qui, au contraire, te foutaient la merde sur ton cahier. Et tiens : le mot cahier. La première fois que j’ai eu à l’écrire, je l’ai orthographié « caillet ». Si j’avais pu me douter, à l’époque, de tout ce qui m’attendait. Air connu ! Le refrain triste de chacun. Passons. Mgr Mamie me reproche de ne pas suffisamment parler des petits oiseaux et des enfants dans mes books. S’il savait combien j’aimerais. S’il savait l’à quel point je ne ferais que ça. Et puis que je parlerais également du matin, et des cours d’eau dans la campagne, et des odeurs inoubliables de certains gros pains, de massifs d’hortensias mauves. Des odeurs de vélo, de chiens, de draps humides, de poulaillers, de tilleul, de crème à la vanille, de chapeaux de paille, de plumiers, de coke brûlant dans une « cloche » de fonte. Odeurs qui ne me quittent plus et qui peut-être s’attarderont encore après moi, dans la cavité osseuse de ce qui aura été mon nez.
Ah ! monseigneur, écrire de l’enfance, c’est écrire de soi-même, c’est se pencher sur le puits où le niveau de l’eau baisse un peu plus chaque année, ce qui assombrit le miroir qu’il constitue.
Je vais, mollement, dans la bousculade. Quelques filles, qui se tiennent par le bras et qui braillent à tue-tête, me coincent brusquement.
— Bonne année !
— Bonne année, mes jolies !
Infusion de bisouilles. Vive le Nouvel An ! Mais tu vas voir sa gueule, à l’aube, quand les radios diffuseront les nouvelles du monde. Gueule de bois, gueule de raie ! Gueule cassée, gueule noire, gueule enfarinée. Gueule de canon. Gueules à dégueuler !
Ma bagnole ! Vite, je démarre. Des tomobilistes, sur le même alignement, m’adressent des gestes enthousiastes, comme si je venais d’accomplir un exploit et qu’ils m’aient reconnu. Je réponds de la main. Oui, oui, c’est le Nouvel An, je sais, j’ai fait ce que j’ai pu. D’accord, l’année qu’on attaque sera formide. Fortune et immortalité pour tous. Y aura qu’à dégainer sa bitoune pour que les plus superbes dadames sautent dessus, clap ! On sera tous commandeur de la Région d’honneur. On aura des super-droits, on ne paiera plus d’impôts. Le cancer ? Un mauvais souvenir ! On gagnera toutes les médailles des jeux Olympiques, et des championnats internationaux. Peut-être même qu’on s’aimera, t’entends ? Pas impossible… On s’aimera, les uns les autres, comme Il l’a demandé. Et Il restera avec nous jusqu’à la fin du monde, comme Il l’a promis, exactement comme Il l’a promis. Jusqu’à la fin du monde…
Tout le monde est sur le panard de guerre lorsque j’arrive à l’hôtel particulier des Césari-Césarini.
L’épouse, le frangin, la belle-sœur, le tonton gâtochard, l’ami Couchetapiane, les larbins. Ma survenance les botte pas outre mesure dans la tribu. Tout juste qu’ils s’exclament pas : « Encore vous ! »
Les larbins ne sont que deux. Un couple : lui est chauffeur-valet de chambre ; elle c’est la cuisinière-femme de chambre.
Je trouve mon petit peuple en train d’écluser des pleines cafetières (des vraies, de jadis, énormes et émaillées) de caoua odorant. Malgré mon importunance, on m’en propose. J’en ai tellement besoin que j’accepte. Nous sommes réunis dans un grand salon Louis XV délicieusement arrangé par un décorateur spécialisé dans le méditerranéen enrichi. Détail aimable : le couple de gens de maison boit aussi le jus avec les « maîtres ».
Je savoure le mien dans le silence mi-recueilli, mi-hostile, de la société.
La dame finit par demander, d’un ton amer :
— Et César ?
— Il va très bien. Je le quitte à l’instant. Il est triste d’avoir perdu son pote, c’est normal.
— Il « ressort » quand ? demande le frangin.
— Il n’a pas à ressortir, il n’est pas enfermé.
— Alors pourquoi-t-il qu’il n’est point là ? lâche le tonton avec un merveilleux accent qui te donne envie de bouffer des tomates avec de la mozzarella, arrosées d’huile d’olive vierge.
— Il sera là d’ici quelques heures. Ecoutez, on a buté son meilleur ami dans son établissement, vous devez comprendre qu’il ait des dépositions à faire, non ?
Bon, ils paraissent admettre. Ils ont tous des hochements de tête assez éloquents.
Je finis de boire le moka superbe. Me sens tout revigoré.
— Avec votre permission, madame Césari-Césarini, j’aimerais visiter la chambre du pauvre défunt.
Le frangin, glandeur fin de race, je te répète, se croit provisoirement nanti du sceptre de son aîné défaillant et donc obligé de manifester de l’autorité.
— Vous avez un mandat de perquisition ? questionne-moi-t-il.
— Non, conviens-je en tenant délicatement ma tasse d’une main et la sous-tasse de l’autre. Mais je peux m’en procurer un. Et je peux également tous vous encabaner pendant quarante-huit heures, tout ça n’est qu’un coup de fil à donner.
Silence crispé.
J’écluse le contenu intégral de ma tasse. Puis je la dépose sur une table basse et demande au frelot :
— Alors, qu’est-ce qu’on décide ?
Il détourne la tête.
Je me tourne alors vers le domestique.
— Vous vous appelez ?
— Bambois, laisse-t-il tomber comme une crotte de constipé.
— Prénom ?
— Jean.
Je lui tends la main avec un franc sourire. Ahuri, il me confie la sienne.
— Tous mes vœux, monsieur Jean Bambois.
Ma poignée de phalanges est énergique, chaleureuse.
— Et maintenant, conduisez-moi à la chambre de ce pauvre M. Al Kollyc, enjoins-je.
Il quête un assentiment patronal du regard.
Mme César Césari-Césarini le lui délivre d’un signe de tête.
Belle pièce. Doubles fenêtres de trois mètres de hauteur. Lit vénitien, peint comme un décor d’opérette. Téloche, frigo incorporé dans un faux bonheur-du-jour. Fausse bibliothèque (seuls les dos sont reliés plein cuir, avec dorure à la feuille, nervures machinées et toutim) car chez certaines gens parvenus on ne lit que les cours de la Bourse et, en cas de mobilisation générale, les titres de L’Aurore .
Sur une petite table proche de l’embrasure, un délicat bureau Louis XVI, pour varier les plaisirs, supporte le téléphone ainsi qu’une chiée de paperasses.
Jean Bambois reste dans l’encadrement, indécis.
— Entrez donc un instant, invité-je.
Sans enthousiasme, il m’offre deux pas maussades pour dire de se trouver à l’intérieur de la piaule.
— Est-ce que votre patron possède un fusil pour la chasse au gros ?
Il secoue la tête négativement.
— Pas à ma connaissance.
— En êtes-vous bien certain ?
— Il n’a jamais chassé.
— Le chamois ?
— Pas plus le chamois que le reste, il a horreur de ça.
Bon, voilà que ça se met à devenir intéressant. D’un côté nous avons la famille, plus César Césari-Césarini, qui « reconnaissent » le flingue, de l’autre le valet qui prétend l’ignorer et soutient même que son singe ne chasse pas. Donc, quelque part, il y a comme qui dirait mensonge. Mais alors qui me bourre le mou, et dans quel inavouable but ?
Je m’approche du bigophone. Il est équipé pour relier les différentes pièces de l’hôtel particulier. J’appuie sur la touche marquée « grand salon », et c’est le frangin-naveton qui dégoupille.
— Passez-moi la cuisinière ! ordonné-je.
L’épouse à Jean vient, alarmée, comme d’autres vont à l’armée, me bredouiller un « Vouiii ? » évanescent.
— Rejoignez-nous dans la chambre de l’invité.
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