A cet instant, je me dis que pour ces braves notables de la haute criminalité, les plus belles paroles, les plus émouvantes, les plus exaltantes constituent de la musique pour sourdingues. Quand on donne à becter un homme vivant à huit caïmans affamés, la sensibilité est lettre morte. Je leur réciterais du Marguerite Duras ou les manuscrits de la mer Morte, ce serait du pareil au même. Néanmoins, soucieux de ne rien négliger, je leur raconte par le menu et avec une concision qui filerait la chiasse verte à Bossuet soi-même, la cascade d’événements qui se sont déroulés jusqu’à ce jour. Je ne passe sous silence que la façon pittoresque dont j’ai fait la connaissance de Manolo de La Roca, car ils ne pigeraient pas en quoi consiste une minette longue durée. Je leur donne les motifs, le développement de mon enquête, ne taisant aucun des événements. A la fin, ils poussent une exclamation lorsque je leur annonce que Clay est mort pour de bon, buté par mon copain truand. J’explique en quel lieu il se trouve ; ils n’auront aucun mal à récupérer sa carcasse dans le cas où elle les intéresserait.
Lorsque je me tais, le grand inquisiteur opine, l’air satisfait.
— Que voilà donc une bonne nouvelle, dit-il.
Et tous de renchérir.
— Monsieur le détective, fait-il, se tournant vers moi, votre récit avait des accents de vérité qui me donnent à penser que c’est bien ainsi que les choses se sont déroulées. J’aimerais pourtant insister sur un point : Irving Clay vous a-t-il fait des confidences avant de mourir ?
— Comment aurait-il pu m’en faire : il était dans le coma à la suite du terrible coup de crosse que lui a porté Mister Kajapoul !
Il assentime de rechef (d’état-major).
— Vous l’avez coursé à bord d’un hélicoptère ?
— Exact.
— Comment êtes-vous rentrés du Mexique, si vous l’avez conduit dans la carrière en question avec la Porsche blanche et que vous y ayez abandonné celle-ci ?
Dis, il phosphore, le salaud !
— L’hélico nous suivait et c’est lui qui nous a ramenés à Fresno.
— Quelle compagnie ?
Je le lui dis.
— Qui pilotait ?
— Une femme.
— Vous connaissez son nom ?
A quoi bon tergiverser, ils l’apprendront de toute manière.
— Mrs. Brigitte Simpson.
— Et cette femme s’est rendu complice d’un meurtre en transportant des gens qui venaient d’évacuer un cadavre dans un coin isolé ?
— Elle nous attendait sur un terre-plein assez éloigné de l’endroit où se trouve le corps de Clay.
Troisième opinade courtoise de l’inquisiteur à tête léonine.
Il s’adresse au « jury » :
— Mes cher amis, je vous prie de m’accorder quelques instants ; je compte procéder à certaines vérifications. On va vous servir du champagne.
Et il s’évacue. Dans la cuve maudite, le calme est à peu près revenu. Parfois, un alligator mordille la tronche de feu Da Saliva comme un chiot se fait les ratiches sur un os. L’eau reste innommable. C’est plein de filaments abjects, de morceaux de chair blanchâtre, et autres reliefs iniques.
Des serveurs en gants blancs se pointent avec des plateaux chargés de rafraîchissements : coupes de champagne, dry martini, orangeades. Les quatorze invités-juges se mouillent la meule, et ma pomme, dont la pépie est insoutenable, je les regarde écluser en passant l’os de seiche qui me sert de langue sur ma bouche aride.
Sauveur ressemble à un hibou malade engoncé dans ses plumes. Il se prépare au pire. Tu dirais le condamné de jadis quand messire Deibler venait le tirer des toiles dans sa cellote pour lui sectionner le cigare. Le côté boudeur, tu comprends ? Ciao , la société ! Bonne continuation à tous. Vous m’avez eu, mais je vous emmerde. Si ce qui me reste de jours vous intéresse, prenez et n’y revenez plus !
— Tu vois, murmure-t-il, quand je pense qu’aux assiettes, chez nous, les guignols en rouge font des effets de manches pour nous traiter de pourris, je me marre. On est des angelots de la Renaissance comparés à ces maudits. Même les rigolos de la Gestape allaient pas aussi loin dans leurs dévergondages ! Et ce joli monde se loque milord et se réunit pour voir bouffer un gus par des crocodiles !
Il se tait parce que le grand inquisiteur vient de rentrer en séance. Cette fois, il prend place dans le fauteuil.
— J’ai eu une communication avec Mrs. Simpson, le pilote de votre hélicoptère, annonce-t-il, elle est formelle : vous avez parlé à Clay. Elle vous a vus, de loin, en discussion avec lui. Que vous a-t-il dit ?
— Rien. Il est mort immédiatement d’une hémorragie cérébrale.
Le mec fait pivoter son fauteuil de manière à se placer face aux invités.
— Etes-vous d’accord avec moi, chers compagnons, si je prétends que, pour la sécurité du Cartel, ces deux hommes doivent disparaître ?
Murmure d’assentiment spontané.
— Que Clay leur ait parlé ou qu’il ne l’ait pas fait importe peu : ces Français connaissent trop de choses à notre sujet, déclare l’homme au nez cassé.
Il désigne l’aquarium :
— De plus, le spectacle auquel ils ont assisté rend leur neutralisation incontournable ; d’accord ?
Nouveau murmure.
— Passons au vote. Qui est contre ?
Aucune main ne se lève. Détail piquant, la blonde platinée qui me trouve à son goût, m’adresse un sourire charmeur. Merci, madame.
— J’enregistre cette nouvelle unanimité, fait le grand inquisiteur.
Il presse un timbre fixé à la table. Presque aussitôt, une équipe de matafs en combinaison entre. Ils ont une échelle, du fil de fer souple en rouleau. C’est des spécialistes éprouvés. L’équipe volante. Pour commencer, ils nous filent une manchette à la glotte, ce qui a pour effet de nous anesthésier partiellement. On nous saisit, nous saucissonne. On nous hisse sur la grille fatale. J’ai la face tournée vers la cuve. Les monstres s’excitent de notre présence. Ils recommencent la sarabande de naguère, quand on leur proposait Da Silva. Sautant jusqu’à heurter la grille. Je chope le nez de l’un deux contre ma pommette. Ah ! l’atroce contact. Mais pourtant dis-moi, maman, ça doit bien être gentil quelque part, un crocodile, non ? Ça a été tout petit, peu après son œuf. Rien que ça, déjà : ovipare ! C’est attendrissant. Ça comprend des choses puisqu’on parvient à les dresser ! T’as des dompteurs qui osent mettre leur tête dans leur gueule et ils ne sont pas décapités !
Je t’ai déjà raconté l’histoire de celui qui y mettait sa bite ? Oui, il me semble. Tant pis, je te la re-raconte. C’est un dompteur de crocodiles qui exhibe une bête terrible. Il a un gourdin, en donne un coup sur la tête du croco, lequel ouvre sa gueule. Le gusman sort sa biroute de son étui, la place dans la clape du saurien qui la referme jusqu’à la limite de l’amputation. Nouveau coup de massue sur le crâne du monstre qui rouvre la gueule. Tonnerre d’applaudissements. Le dompteur dit alors : « Y aurait-il dans l’assistance un homme qui se sente capable d’en faire autant ? » Un pédé lève la main et crie : « Moi ! » Et il ajoute : « Mais faudra pas me cogner sur la tête ! ». Je suis sûr de te l’avoir déjà narrée. Ça ne fait rien. Je sais plus quel évêque (ce n’est pas le mien) a dit que si tout ce qui a été écrit en ce monde ne l’avait été qu’une seule fois, la littérature universelle tiendrait en sept volumes. On formule, on cause, on s’exprime. On pense, on rêve, on se laisse aller, on se décompose de la pensarde plus vite que du corps. On est un ramassis de gâteux. On bêle. Toujours en redite, à frapper sur les mêmes clous. Pour ma part d’en ce qui me concerne, comme dit Béru, je te demande pardon de n’être pas davantage, comme je t’absous d’être encore moins !
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