Pourquoi pas ?
Alors on dépose nos deux joufflus et on se met à contempler les évolutions des vilaines bestioles. Ça me rappelle un élevage de crocos que j’ai visité en Thaïlande. Des chiées de bassins où les sauriens étaient classés selon leurs âges, leurs tailles. Des ponts gracieux enjambaient ces réservoirs et je regardais, fasciné, les évolutions des bestioles. Cette fois, la sensation est plus forte car les gaspards en question sont gigantesques et l’homme ligoté nu au-dessus d’eux laisse prévoir des scènes monstrueuses.
Au bout d’un moment, une porte faisant face à celle par laquelle on nous a introduits s’ouvre et des gens en tenue de soirée pénètrent dans le local. Une majorité d’hommes, en smok blanc pour la plupart, mais il y a trois femmes parmi eux : robes longues, diams partout, maquillage à grand spectacle. En tout quatorze personnes. Ces gens s’installent dans la tribune. On sent qu’ils ont l’habitude des lieux. Ils devisent sans trop s’occuper de nous, sinon la plus jeune des dames, une platinée-Marilyn d’une quarantaine de carats qui, je le sens, me juge beau gosse et, dès lors, se demande si j’en ai une grosse et sais m’en servir.
Quelques instants de jacasserie mondaine, puis un dernier personnage apparaît : le grand inquisiteur ! Drôle de type ! La cinquantaine, une élégance raffinée. Il a le visage plat, large et pâle au milieu duquel un nez brisé, devenu pied de marmite, prend l’allure d’un vestige romain sur une place italienne. Des cheveux gris abondants, coiffés en arrière, à la lion. Le regard un peu globuleux.
Contre toute attente, il ne prend pas place dans le fauteuil, mais reste debout, une main dans une poche de son veston avec le pouce en chien de revolver, à l’extérieur.
Il s’adresse aux invités.
— Chers membres, commence-t-il, je vous remercie d’avoir tous répondu à mon invitation. Permettez-moi de passer maintenant aux choses sérieuses et de vous informer de l’évolution de différentes affaires qui furent préoccupantes pour le Cartel mais qui sont en passe de trouver leur solution.
« Vous apercevez, sur la grille du vivarium, un homme entravé. Il s’agit de Petro Da Silva qui centralisait les revenus du Cartel sur la côte Ouest en ce qui concerne les stupéfiants. Notre brigade de contrôle a découvert des malversations que Da Silva a commises pour un montant de huit cent quarante-trois mille dollars. Il a reconnu les faits. Nous avons pensé qu’une telle indélicatesse méritait la mort car, si le Cartel Noir ne se montre pas intraitable sur la probité de ceux qui travaillent pour lui, c’est tout son crédit qui risque de s’effondrer. Comme chaque fois, nous allons procéder à un vote qui confirmera ou infirmera la sentence proposée par les sages. Qui est pour la neutralisation de Da Silva ? »
Toutes les mains se lèvent.
— L’unanimité, enregistre celui que, spontanément, j’ai appelé « le grand inquisiteur ». Eh bien ! que les choses s’accomplissent !
Il fait signe à l’un des deux marins. L’homme désigné se dirige vers une espèce de potence fichée à l’un des angles de l’aquarium. Une chaînette pourvue d’une poignée en pend. Il tire dessus. Alors la grille surmontant le vivarium aux caïmans s’ouvre en son milieu et l’homme dévêtu choit dans la terrible cuve.
Ce qui s’opère alors dépasse l’entendement. A peine en contact avec l’eau, le malheureux est littéralement happé. Huit gueules béantes, d’un rouge violine, se referment sur lui. Chaque saurien tire sa prise à lui. L’eau devient rouge. Le corps du supplicié est écartelé, disloqué, broyé, mangé ! Indescriptible ? Non, puisque je suis en train de décrire. Mais j’en rajoute pas, me cantonne dans les limites du supportable, pas que t’ailles au refile, mon lecteur si douillet ! On voit flotter entre deux eaux des lambeaux de chair, tiens, si je te disais : un pied ! C’est terrible, un pied tout seul. Des entrailles s’étirent comme se dénoue un nœud de serpents. La tête, dédaignée, roule au fond du bac de verre, se déplaçant au gré de l’agitation des reptiles. L’horreur ! The horror !
Et ce sinistre aréopage contemple la scène sans broncher. Les femmes ne pâlissent même pas. M’est avis que ce joli trèpe est accoutumé à de telles « exécutions ». Les crocos bouffent avec voracité car on doit les affamer préalablement. Ils se battent pour des reliefs. Remontent en surface pour mastiquer joyeusement. Des tronçons d’os sortent de leurs clapes géantes. A présent, la flotte est à ce point teintée par le sang qu’on ne distingue plus très bien les ébats des joyeux drilles.
Le mataf a actionné de nouveau la chaînette et les deux parties de la grille ont repris leur position initiale.
— Bien, fait le grand inquisiteur, voilà donc un premier point réglé. A présent, nous devons nous occuper des deux hommes que voilà. Etrange cas que le leur. Ils sont l’un et l’autre français. Celui-ci est policier et occupe d’importantes fonctions à Paris. Celui-là, au contraire, est un petit gangster, sans doute pas très malin puisqu’il a passé davantage d’années dans les prisons que dehors.
Rires complaisants de l’auditoire.
— Avant de vous parler d’eux davantage, reprend l’orateur, il me faut, mes chers amis, vous signaler un fait capital. Il y a peu de temps, le Cartel Noir, pour des raisons top secret, a décidé de faire disparaître cinq de ses membres actifs : Franck Studder, Charly Rendell, Quentin Deware, Tom Limber et Irving Clay. Pour les quatre premiers, le « contrat » les concernant a été accompli normalement. Pour le dernier, il n’a pas été possible de… l’exécuter pour l’excellente raison que Clay est décédé avant, de sa bonne mort : cancer. Des vérifications furent faites par les gars du Cartel (insuffisantes, nous devions nous en apercevoir par la suite). Je vous le dis d’emblée, Clay nous a feintés avec sa mort naturelle . En réalité, il avait ramené d’un voyage en France une petite crapule à qui il a fait prendre sa place au moment de la crémation.
« Astucieux ! Clay avait été prévenu que ses jours étaient comptés et avait eu l’idée de ce gag pour s’en sortir. Malheureusement pour son plan, le damné Français était un coureur de filles. Pendant son séjour chez Clay, à Gulfport, il était devenu l’amant d’une petite entraîneuse noire. Comme le gars, en outre, était du genre fouille-merde, il avait déniché le téléphone de Clay à Fresno, où Irving comptait se “retirer” et l’avait communiqué à sa moricaude. Vous avez bien suivi, ladies and gentleman ? O.K. C’est là que se situe l’arrivée de ces deux hommes qui, je le suppose, étaient à la recherche de la petite crapule de chez eux, un certain de La Roca. Leurs recherches les ont conduits chez l’entraîneuse qu’ils ont noyée dans sa baignoire après l’avoir fait parler. »
— Faux ! m’écrié-je. Je suis policier, non assassin !
L’homme murmure, sans s’émouvoir :
— Un instant, je vous prie.
Puis, reprenant le fil de son récit :
— Comme ils avaient demandé l’adresse de la fille à ses compagnes et rencontré des voisins à elle dans l’escalier, il n’a pas été difficile à la police du Mississippi de découvrir leurs traces et d’apprendre qu’ils avaient pris l’avion pour la Californie. Les fédés ont été mis sur le coup. Enquête éclair qui leur vaudra la reconnaissance du Cartel Noir. Ils ont arrêté ces deux personnages qui avaient assassiné le frère de la femme de Clay près d’une mine abandonnée de la Sierra Nevada.
— Faux ! réitéré-je.
Le grand inquisiteur me sourit avec presque de la bienveillance :
— Le moment est venu de vous expliquer, monsieur le détective.
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