— Débarquez ! nous dit l’Arabe.
On obéit. Les quatre vilains nous suivent. Une fois à bord, nos escorteurs se désintéressent de nous et nous sommes pris en charge par les marins du Silver Shark , de charmants bambins à bouilles de chourineurs. Cheminement dans des coursives. L’un des matafs (tatoués) qui nous précèdent s’arrête devant une porte de fer dont la fermeture est commandée par un volant. Il actionne celui-ci et déponne sur un local sombre qui pue l’huile chaude. On nous y pousse sans brutalité, et la lourde se referme. L’obscurité est totale. Je peux t’affirmer que c’est angoissant sur les bords.
— Comme des rats, bordel ! gronde Sauveur. J’aurais pas dû t’écouter, et lancer une offensive avant d’embarquer.
J’avance, les bras en avant. Dans ces cas-là, tes mains deviennent tes yeux. Je palpe une cloison de tôle, des têtes rondes de rivets. Je la suis. Quatre petits pas, elle tourne à angle droit. Quatre autres pas, nouveau virage. Bref : une boîte ! Une boîte de métal, le plancher est aussi en tôle, gaufrée celle-là. Pas un siège, pas un objet, rien ! Des surfaces lisses où les rivets forment une théorie de bubons. Il fait une chaleur tropicale, et l’air est raréfié. Je m’assois, le dos à une cloison… Vaincu.
Oui, t’as bien lu, Lulu : vaincu. Vain cul que je suis !
— Tu crois pas que nous aurions dû rester devant notre Dubonnet, le Turc ?
— Faut penser à autre chose, il conseille en technicien de la claustration.
La verrouillanche, il connaît, Sauveur.
— T’as raison, admets-je. As-tu remarqué le tatouage du marin qui a ouvert la porte ? Depuis l’épaule jusqu’au coude. Ça représente une sirène. Quand il fait gonfler son biceps, on doit avoir l’impression que la sirène est en cloque, non ?
— C’est tout ? demande Kajapoul.
— Je fais ce que je peux pour penser à autre chose, mon drôlet.
Je l’entends qui s’assied lui aussi, en geignant. Il continue de parler en remplaçant les « s » par les « f », mais je renonce à transcrire ici cette anomalie momentanée du son, rien n’étant plus grotesque que ces auteurs (ça pullulait au siècle dernier) qui restituaient fidèlement dans leurs textes les accents, les bégaiements, voire les claudications !
— En somme, fait-il, la police nous a livrés au Cartel Noir ?
— Pas plus malin que ça.
— C’est quoi, selon toi, ce bateau ?
— Le yacht d’un des chefs de l’Organisation.
— Ils attendent quoi de nous ?
— Qu’on leur dise ce que nous savons.
— Et on va faire quoi ?
— Le leur dire.
— Tu crois ?
— Pourquoi ferait-on mystère de ce que nous avons découvert ? On n’en a rien à secouer de leurs combines. Nous, ce qui nous intéressait, c’était de retrouver Miguel de La Roca, et tout ce qu’on a récupéré de lui, c’est le bout d’acier fondu qui était resté coincé dans son épine dorsale (les pines d’or sale).
— Tu penses que si on s’affale gentiment, ils nous relâcheront ?
— Bien sûr, ricané-je, et même ils nous feront une pension de veuves de guerre.
— Ça rime à quoi de nous fourrer dans cette cage de fer ?
— Ils veulent nous conditionner.
— Jusqu’à quand ?
— Peut-être jusqu’à la fin de la fête ; excuse-moi de ne pas te répondre avec certitude, mais les batteries de ma boule de cristal commencent à flancher.
Un long moment s’écoule, puis Sauveur déclare :
— Je suis navré de t’avoir entraîné dans ce coup tordu, flic. Je voudrais te dire merci, pendant que je peux encore. Et chapeau ! T’es un mec grand format.
Même quand t’es à gésir, exténué, dans une geôle, ça fait plaisir à entendre.
Kajapoul ajoute, la voix songeuse, pleine de regrets :
— Si au lieu d’être perdreau, t’avais été voyou, t’aurais fait une carrière superbe, grand !
— C’est comme toi, l’ami. Si au lieu d’être truaud, tu étais rentré dans la police, tu serais divisionnaire en retraite !
Une lumière vive ! Des voix.
J’ai un soubresaut et m’arrache au sommeil de plomb dans lequel je troquais la dure réalité contre des cauchemars plus dégueulasses qu’elle.
La porte s’est ouverte. Je cligne des yeux. Deux matafs en maillot blanc, avec le nom de ce foutu navire écrit en lettres tarabiscotées. Y a le gus au tatouage sirénique (il a dû se le faire faire en Angleterre, car la sirène ressemble à Mrs. Thatcher).
Il dit :
— Get up ! ce qui, dans tous les dicos franco-anglais et lycée de Versailles signifie « debout ».
On se lève. Dans le mouvement, ce con de Sauveur, gangster pour noces et banquets de grande banlieue, laisse choir son pistolet. Le tatoué ramasse l’arme et la passe dans sa ceinture. On y va. Au bout de la coursive, on emprunte un ascenseur qui nous monte d’un pont seulement. Bref cheminement et nouvelle porte, mais qui ne s’actionne pas à la manivelle comme la chambre forte d’une banque super-équipée. Nous pénétrons alors dans l’endroit le plus fou, le plus insolite qu’il m’ait été accordé de voir. C’est tellement insensé que je ne sais par quel bout commencer une description qui, pourtant, est absolument indispensable, lecteur vénéré, pour que tu puisses ensuite comprendre, avec le minable quotient inintellectuel qui t’a échu, la suite des dramatiques événements.
Imagine un très vaste local, de forme à peu près cubique, mesurant approximativement dix mètres de côté, ce qui revient à dire que ce volume s’inscrit sur trois niveaux. Contre l’un de ses pans, une sorte de tribune basse est dressée, offrant environ une douzaine et demie de places. Il s’agit de banquettes capitonnées, recouvertes de cuir de Suède. Elles sont vides lorsque nous sommes introduits. Devant la tribune, une table, un fauteuil et, en face dudit, un banc de bois grossier. Tu me suis jusque-là, Nicolas ? Pas de questions ?
O.K., je poursuis.
Cet agencement n’est pas sans évoquer une sorte de tribunal. Mais ce n’est pas lui qui fait la dinguerie du lieu. Oh ! que non, s’il n’y avait que ça ! L’ahurissant, l’impensable (d’Olonne), c’est le gigantesque aquarium occupant le reste du local. Huit mètres de long, cinq de large, six de hauteur. Empli d’eau. Et dans cette flotte verdouillante, un abominable grouillement de caïmans, voire peut-être bien d’alligators. L’horreur. Le plus petit de ces sauriens va chercher dans les quatre mètres. Et il y en a… Attends que j’essaie de les dénombrer. Il y en a… un, deux, trois, quatre, cinq, six. Merde ! ils bougent toujours !… Sept… Il y en a huit ! Ces effroyables reptiles barbotent dans l’immense aquarium de verre. Parfois, certains viennent appuyer leur gueule redoutable contre les parois et nous jettent des regards de convoitise. Pas piqué des hannetons, l’historiette, hein ?
Mais attends, j’ai toujours pas fini. Sur l’aquarium il y a une grille et, sur cette grille, un homme nu, ficelé et bâillonné. Les crocos sentent cette gourmandise au-dessus d’eux et c’est ça qui les énerve. Ils sautent pour essayer d’attraper la proie. Ce faisant, ils se cognent les naseaux contre la grille.
On mate le panorama et nos meules se crispent au point qu’on pourrait servir de coupe-cigares chez Davidoff.
Sauveur me dit :
— C’est le barlu à Dracula ou quoi ? On joue dans un James Bond ?
Je ne réponds pas. Je sens qu’un moment capital de mon existence est en train de commencer. Et je risque de finir avec lui, comme l’écrit avec pertinence Mme Yourcenar dans « Peau de balle et ballet de crins ».
Le tatoué nous dit qu’on peut se sit down , en montrant le banc de bois des Galeries Barbès.
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