— Qu’est-ce qui se passe, gamin, tu n’as jamais vu de cambriolage ?
Pastor leva une main de pierre.
— Si. Justement. Ne t’occupe pas de moi, Thian, ça va passer.
Ils restèrent longtemps sur le seuil, comme s’ils avaient peur d’ajouter au désordre.
— On a fouillé tout ce qui était creux, dit Thian.
Pastor se redressa enfin. Mais l’expression de ses yeux n’avait pas changé.
— Malaussène n’a pas pu faire ça tout seul, dit-il.
— Malaussène ?
— C’est le nom du type qui t’a bousculé, dans l’escalier.
— Il t’a laissé sa carte en passant ?
— Julie Corrençon a écrit un papier sur lui, un reportage, avec des photos.
Pastor parlait d’une voix lointaine, comme en lui-même.
— Malaussène, hein ? Je m’en souviendrai, fit Thian.
Ils avançaient maintenant dans la pièce, en levant les pieds très haut, comme on marche dans les décombres, avec une prudence un peu tardive.
— Ils étaient au moins deux ou trois, non ?
— Oui, dit Pastor. Des spécialistes. Des gens du bâtiment. C’est signé.
Il y avait une sorte de rage, dans cette voix rêveuse.
— Regarde, ajouta-t-il, ils ont mis à jour les tranchées, ils ont même fouillé les baguettes électriques.
— Tu crois qu’ils ont trouvé quelque chose ?
— Non. Ils n’ont rien trouvé.
— Comment le sais-tu ?
— Ils n’ont pas pu s’empêcher de casser.
Thian soulevait les débris avec circonspection.
— D’après toi, qu’est-ce qu’ils cherchaient ?
— Qu’est-ce qu’on peut chercher chez une journaliste ?
Accroupi, Pastor dégagea une photo, prise dans les éclats d’un cadre pulvérisé.
— Regarde.
La photo représentait un homme flottant dans un uniforme blanc et serrant convulsivement sous son bras une casquette à feuilles de chêne. L’homme semblait poser sur Thian et sur Pastor un regard chargé d’ironie. Il était planté parmi des roses trémières plus hautes que lui. Son uniforme était si vaste qu’on aurait dit celui d’un autre.
— C’est Corrençon père, expliqua Thian. Il porte l’uniforme des gouverneurs coloniaux.
— Malade, non ? demanda Pastor.
— Opium, répondit Thian.
Pastor comprit pour la première fois le sens de cette expression qu’utilisaient Gabrielle et le Conseiller quand ils parlaient d’un de leurs vieux amis malade : « Il a bien décollé. » Sur cette photo, Corrençon père avait bien « décollé ». Quelque chose, en lui, avait largué les amarres. Peau et squelette n’étaient plus d’accord. Et cette flamme, dans les yeux, indiquait l’ivresse des dernières altitudes. Pastor se rappela une phrase du Conseiller à propos de la maladie de Gabrielle : « Je ne veux pas la voir décoller. » Pastor fit un effort surhumain pour chasser la double image de Gabrielle et du Conseiller.
— Je me pose une question.
Thian, se grattant la tête, évoquait assez la silhouette de la paysanne thaï debout dans les décombres après le passage du typhon.
— Ce Malaussène…
Pastor s’efforça à la gaieté :
— Mauvais souvenir, hein ?
— Pour mes côtes, c’est pas encore un souvenir. Il descendait bien d’ici, tout à l’heure, non ?
— Probable.
— Il me semble qu’il tenait des photos à la main quand il m’est rentré dedans. Des photos ou une liasse de papelards.
— Des photos, dit Pastor. Il les a laissé tomber sous le choc, je les ai sur moi.
— D’après toi, il les a trouvées ici ?
— On le lui demandera.
* * *
Julie Corrençon habitait au-dessus d’un atelier de confection à peu près honnête. Le seul du quartier à ne pas lâcher ses ouvriers turcs plus de deux heures après l’horaire syndical. Personne, dans l’atelier, ne se rappelait avoir entendu le moindre bruit dans l’appartement du dessus.
— La seule chose qu’on entend quelquefois, déclara le patron (un brave type en or massif), c’est la frappe d’une machine à écrire.
— Depuis combien de temps ne l’avez-vous pas entendue ?
— Peux pas dire, une quinzaine peut-être…
— Et la locataire, ça fait longtemps que vous ne l’avez pas vue ?
— On la voit rarement. Dommage, d’ailleurs, une sacrée belle pièce !
* * *
Il s’était mis à pleuvoir. Un vrai déluge de printemps, en plein hiver. Une pluie brutale et glacée. Pastor conduisait en silence.
Thian demanda :
— Tu as remarqué la carcasse d’une machine à écrire, dans ces ruines ?
— Non.
— Elle l’emporte peut-être avec elle pour bosser ?
— Peut-être.
Cette pluie… c’était cette même pluie que Pastor avait traversée pour son ultime rendez-vous avec Gabrielle et le Conseiller. « Laisse-moi trois jours », lui avait demandé le Conseiller, « dans trois jours, viens, tout sera en règle. »
— Si on passait au Magasin ? proposa Pastor tout à coup.
— Au Magasin ?
— Le lieu du dernier article de la Corrençon. C’est là que Malaussène travaillait comme Bouc Émissaire.
— Bouc Émissaire ? Qu’est-ce que c’est que ces salades ?
— Je t’expliquerai en route.
* * *
Au Magasin, le jeune directeur du personnel, tiré à quatre épingles, et qui répondait au nom médiéval de Sinclair, ne leur apprit pas grand-chose.
— Ce n’est pas sérieux, j’ai déjà eu à m’expliquer là-dessus avec certains de vos collègues, nous n’avons jamais utilisé ce Malaussène comme Bouc Émissaire. Il remplissait chez nous la fonction de Contrôle Technique, et on ne devait qu’à son caractère cette manie abjecte de pleurer devant la clientèle.
— C’est tout de même à cause de cet article écrit par Julie Corrençon que vous avez lourdé Malaussène, non ? demanda Thian.
Le jeune directeur avait sursauté. Il ne s’attendait pas à ce que cette Vietnamienne lui posât une question. Et moins encore avec la voix de Gabin.
La pluie tambourinait au-dessus de leur tête, sur la grande verrière du Magasin. Une pluie d’hiver avec une obstination tropicale. « Je n’aurais jamais pu être commerçant, songeait Pastor, il faut avoir réponse à tout. » Il se rappela une phrase de Gabrielle : « Cet enfant ne donne jamais de réponses. Il ne sait que poser des questions. » « Il y répondra en bloc un jour », avait prophétisé le Conseiller.
— Pensez-vous que Malaussène ait pu se venger de la journaliste, après s’être fait renvoyer ? demanda Pastor.
— C’est assez dans son caractère, oui, répondit le jeune directeur.
* * *
Pastor semblait épuisé. Thian avait tenu à prendre le volant.
— Mais qu’est-ce que c’est que cette pluie, bordel, c’est le Vietnam ?
Pastor se taisait.
— Une histoire drôle, gamin ?
— Non merci, ça ira.
— Je te largue au bureau et je retourne dans ma montagne. Quelques petits trucs à vérifier de mon côté. On se retrouve ce soir à l’heure des rapports, d’accord ?
* * *
Ce fut la sonnerie du téléphone qui accueillit Pastor dans son bureau.
— Allô, Pastor ?
— Pastor.
— Cercaire, ici, tu connais la meilleure, petit ?
— Je vais la connaître.
— Tout de suite après ton départ, j’ai reçu un coup de téléphone de la Mairie du Onzième.
— Ah oui ?
— Oui, le service de Santé. Les infirmières municipales. Figure-toi que Malaussène utilise les vieux pour se procurer des amphétamines aux frais de la municipalité.
— Malaussène ? fit Pastor, comme s’il entendait ce nom pour la première fois.
— Oui, le type auquel Ben Tayeb allait fourguer sa pharmacie quand je l’ai sauté. Il s’appelle Malaussène.
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