Pas de Julia.
Pas de Julia ?
Ou plus de Julia ?
Ça bat bizarrement, dans ma poitrine. Un battement que je ne connais pas. Ça bat solitaire. Ça résonne dans le grand vide. Ça bat comme un appel qui ne sera plus jamais entendu. On vient de me greffer un nouveau cœur. Un cœur de veuf. Parce que des types qui sont capables de faire ça à un appartement s’autorisent tout quand ils ont une Julia entre les mains. Ils l’ont tuée. Ils me l’ont tuée. Ils m’ont tué Julia.
* * *
Il y a ceux que le malheur effondre. Il y a ceux qui en deviennent tout rêveurs. Il y a ceux qui parlent de tout et de rien au bord de la tombe, et ça continue dans la voiture, de tout et de rien, pas même du mort, de petits propos domestiques, il y a ceux qui se suicideront après et ça ne se voit pas sur leur visage, il y a ceux qui pleurent beaucoup et cicatrisent vite, ceux qui se noient dans les larmes qu’ils versent, il y a ceux qui sont contents, débarrassés de quelqu’un, il y a ceux qui ne peuvent plus voir le mort, ils essayent mais ils ne peuvent plus, le mort a emporté son image, il y a ceux qui voient le mort partout, ils voudraient l’effacer, ils vendent ses nippes, brûlent ses photos, déménagent, changent de continent, rebelotent avec un vivant, mais rien à faire, le mort est toujours là, dans le rétroviseur, il y a ceux qui pique-niquent au cimetière et ceux qui le contournent parce qu’ils ont une tombe creusée dans la tête, il y a ceux qui ne mangent plus, il y a ceux qui boivent, il y a ceux qui se demandent si leur chagrin est authentique ou fabriqué, il y a ceux qui se tuent au travail et ceux qui prennent enfin des vacances, il y a ceux qui trouvent la mort scandaleuse et ceux qui la trouvent naturelle avec un âge pour, des circonstances qui font que, c’est la guerre, c’est la maladie, c’est la moto, la bagnole, l’époque, la vie, il y a ceux qui trouvent que la mort c’est la vie.
Et il y a ceux qui font n’importe quoi. Qui se mettent à courir, par exemple. À courir comme s’ils ne devaient jamais plus s’arrêter. C’est mon cas. Je dévale l’escalier en courant. Ce n’est pas une fuite, non, je ne fuis rien, peut-être même que je cherche à rattraper quelque chose, quelque chose qui ressemblerait à la mort de Julia… mais la seule chose que je rencontre sur mon passage, c’est une minuscule Vietnamienne qui encombre le palier du troisième étage. Je lui rentre dedans et elle s’envole littéralement en larguant dans l’espace une gerbe multicolore de pilules, de flacons, d’ampoules et de cachets. On dirait l’explosion d’une pharmacie. Et celle d’un album, car j’ai lâché les photos de la dope-infirmière sous le choc. Heureusement, quatre marches plus bas, la Vietnamienne tombe dans les bras d’un jeune frisé enfoui dans un pull informe. Je suis déjà bien en dessous d’eux et ne m’excuse pas. Je continue à courir et jaillis hors de l’immeuble sous une douche glacée parce que le ciel en a profité pour tout larguer d’un coup sur la ville, et c’est là-dessous que je cours, le long de la rue du Temple, comme un galet qui rebondit, je traverse en diagonale les 33 677 mètres carrés de la République, sautant par-dessus les capots des bagnoles, les haies des squares, les chiens qui pissent, et je remonte, toujours en courant, les 2 850 mètres en crue de l’Avenue du même nom. Le torrent est contre moi, mais rien ne peut arrêter l’homme qui court quand il n’a plus de but, car je cours en direction du Père Lachaise et on ne peut pas appeler ça un but, mon but à moi c’était Julia, mon joli but secret, planqué bien profond sous la montagne des obligations, c’était Julia, mais je cours et ne pense pas, je cours et ne souffre pas, la pluie noire me donne les ailes chatoyantes du poisson qui vole, je cours des milles et des milles quand la seule perspective de me taper un cent mètres m’a toujours épuisé, je cours et ne m’arrêterai plus jamais de courir, je cours dans la double piscine de mes pompes où mes idées se noient, je cours, et dans cette nouvelle vie de coureur sous-marin qui est la mienne — c’est fou comme on s’habitue ! — , apparaissent les images, parce qu’on peut toujours courir plus vite que les idées, mais les images, elles, naissent du rythme même de la course, appartement saccagé, large visage de Julia, petit coussin poignardé, brusque grimace de Julia, téléphone décapité, cri soudain de Julia (C’est donc « ça » que tu as vu, Julius ?), hurlement de Julius aussi, long hurlement supplicié, plinthes arrachées au mur, Julia jetée au sol, je cours maintenant de flaques en baffes, d’éclaboussures en hurlements, mais pas seulement, large saut de caniveau et première apparition de Julia dans ma vie, le balancement de sa crinière et celui de ses hanches, livres écartelés mais seins lourds de Julie, coups, baffes et coups, mais sourire puissant de Julie au-dessus de moi : « En argot espagnol, aimer se dit corner », courir pour être mangé par Julie, frigidaire désossé, que voulaient-ils savoir ? et la pensée qui rattrape les images, la pensée si rapide malgré son fardeau de terreur, savoir ce que Julie savait, voilà ce qu’ils voulaient, « moins tu en sauras, Ben, mieux ça vaudra pour la sécurité de tout le monde ». C’est vrai, Julie, qu’ils n’aillent pas remettre la main sur ces pauvres vieux, « ne me téléphone pas, Ben, ne viens pas me voir, d’ailleurs je vais disparaître pendant quelque temps », mais s’ils viennent, eux, chez moi, pendant que je cours comme un con et si c’était ça, justement, qu’ils voulaient savoir, la planque des grands-pères, et s’ils le savent, maintenant, et s’ils avaient fait le chemin inverse, eux, entrant en force dans la maison pendant que maman est seule avec les enfants et les grands-pères ? flaques, baffes, caniveaux, terreur, je traverse l’avenue au niveau du lycée Voltaire, ça klaxonne, gueule, patine, et froisse de la taule, mais j’ai déjà plongé comme la mouette ivre dans la rue Plichon, traversé celle du Chemin-Vert et je viens de m’écraser contre la porte de la quincaillerie. Les champions sont terrorisés, il n’y a pas d’autre explication. Les champions cavalent sous l’effet de la terreur qui pulvérise les records.
Une des vitres dépolies a explosé sous le choc, et, quand j’ouvre grand la porte de chez nous, un chaud ruisselet de sang coule sur mon visage, mêlé à la soupe froide du ciel. La quincaillerie est vide. Mais pas de n’importe quel vide. Le vide précipité. Le vide de l’arrachement. Le vide de la dernière seconde. Le vide imprévu qui laisse tout en plan. Le vide qui devrait être plein. Personne. Personne, sauf maman, immobile dans son fauteuil. Maman qui tourne vers moi un visage baigné de larmes et qui me regarde, comme si elle ne me reconnaissait pas.
— Ça va, Thian ?
Pastor avait renoncé à récupérer la totalité des médicaments. Certaines pilules avaient rebondi jusqu’au rez-de-chaussée, marche par marche, négociant avec soin les virages. Assise sur le palier du troisième, cassée en deux dans sa stricte robe thaï, la veuve Hô miaulait après son souffle.
— Ça va ? répéta Pastor.
— Comme quelqu’un qui vient de se faire tuer.
— Tu pourras grimper jusqu’en haut ?
— Les morts montent tout seuls, à ce qu’il paraît.
Pastor glissa un bras sous les ailes de la veuve Hô et la soutint jusqu’à la porte de Julie Corrençon.
— Et voilà.
Thian n’aurait su dire si ce « voilà » concernait l’effort qu’il venait de fournil ou le spectacle que leur offrait la porte ouverte de l’appartement. Comme Pastor ne lui faisait pas écho, Thian se retourna vers lui. Et il fut effrayé par le visage du gamin. Pastor contemplait ce champ de ruines, comme s’il se fût agi de sa propre maison. Il était à ce point bouleversé, qu’il s’était laissé tomber de biais contre le chambranle de la porte. Visage de craie. Œil immobile. Bouche entrouverte.
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