COUDRIER : Un sucre ou deux ?
PASTOR : Un et demi, monsieur, je vous remercie.
COUDRIER : En quoi ?
PASTOR : Pardon, monsieur ?
COUDRIER : En quoi trouvez-vous Cercaire stupéfiant ?
PASTOR : C’est un archétype, monsieur, l’archétype du flic de terrain, c’est très rare, un archétype, c’est une sorte de mystère.
COUDRIER : Expliquez-moi ça.
PASTOR : Eh bien, tant d’évidences accumulées sur une même personne finissent par lui faire perdre sa réalité, elle devient aussi mystérieuse qu’une image.
COUDRIER : Intéressant.
PASTOR : La femme sur laquelle j’enquête en ce moment est elle-même un archétype : le reporter-baroudeur-idéaliste. Même le cinéma refuserait d’y croire, à ce point-là.
COUDRIER : « Elle est trop », comme disent mes petits-fils.
PASTOR : Vous êtes grand-père, monsieur ?
COUDRIER : Deux fois, c’est presque un second métier. Elle avance votre enquête ?
PASTOR : J’ai établi l’identité de la victime, monsieur.
COUDRIER : Comment avez-vous fait ?
PASTOR : Caregga la connaissait.
COUDRIER : Parfait.
PASTOR : C’est la fille de Jacques-Émile Corrençon.
COUDRIER : L’homme de Mendès ? Une figure sympathique. Lui-même ressemblait à Conrad. À ceci près qu’il décolonisait.
PASTOR : L’aventure à l’envers.
COUDRIER : Si vous voulez. Encore un peu de café ?
PASTOR : Merci, monsieur.
COUDRIER : Pastor, je crains que mon collègue Cercaire n’ait une nouvelle fois besoin de votre collaboration.
PASTOR : Entendu, monsieur.
COUDRIER : Pour ne pas dire de votre aide.
PASTOR : …
COUDRIER : Dans la mesure du possible.
PASTOR : Cela va sans dire, monsieur.
COUDRIER : Dans le cadre de l’affaire Vanini, Cercaire a mis la main sur un certain Hadouch Ben Tayeb qu’il a pris en flagrant délit. Le Ben Tayeb en question essayait de fourguer des amphétamines à des clients dans le restaurant de son père.
PASTOR : À Belleville ?
COUDRIER : À Belleville. Au cours de l’interrogatoire, Cercaire s’est comporté disons…
PASTOR : En archétype musclé.
COUDRIER : C’est ça. Il est convaincu que Ben Tayeb a participé à l’assassinat de Vanini, ou qu’il couvre quelqu’un.
PASTOR : Et Ben Tayeb ne craque pas ?
COUDRIER : Non. Mais, le plus grave est qu’il vient de passer près d’une semaine à l’infirmerie.
PASTOR : Je vois.
COUDRIER : Une légère bavure, oui. Il faut essayer de nous arranger ça, Pastor, avant que les journalistes ne s’en mêlent.
PASTOR : Bien, monsieur.
COUDRIER : Vous pouvez interroger Ben Tayeb aujourd’hui ?
PASTOR : Tout de suite.
* * *
Dès que Pastor eut pénétré dans le bureau lumineux de Cercaire, l’immense moustachu se leva, un sourire d’égalité aux lèvres, enroula son bras autour des épaules de Pastor qu’il dépassait d’une énorme tête.
— J’ai pas eu l’occasion de te féliciter pour Chabralle, petit, mais j’en suis encore sur le cul.
Il entraîna Pastor dans une sorte de ronde.
— Pour ce qui est de Ben Tayeb, je vais t’expliquer le topo. Ce fils de pute…
Le bureau de Cercaire était beaucoup plus vaste et clair que celui de son collègue Coudrier. Alu et verre partout. La série des diplômes obtenus par Cercaire depuis qu’il envisageait d’être policier décorait ses murs parmi les photographies de promotions, de scoutisme, de monômes de la fac de Droit. On voyait aussi le divisionnaire en compagnie de telle ou telle gloire du Barreau, du chaud bisenesse ou de la politique. Sur des étagères de verre étaient alignées les coupes gagnées à divers concours de tir, et le mur d’en face s’honorait d’une belle collection d’armes de poing, dont un petit pistolet à quatre canons qui arrêta une seconde le regard de Pastor.
— Un Remington-Elliot Derringer calibre 32 à percussion annulaire, expliqua Cercaire, l’arme des flambeurs vigilants.
Puis, comme ils passaient devant un petit réfrigérateur encastré entre deux classeurs d’aluminium :
— On se fait une canette ?
— Pas de refus.
Pastor s’était toujours bien entendu avec les malabars. Sa petite taille ne leur faisait pas d’ombre et la vivacité de son esprit les engageait à lui faire la cour. Dès la Maternelle, Gabrielle et le Conseiller avaient appris au petit Jean-Baptiste à ne pas avoir peur du muscle. Souvent, au lycée. Pastor avait joué le rôle de poisson pilote auprès de ces grands squales qui paraissaient tous atteints d’une myopie de l’âme.
— Comme je te le disais, ce salopard de Tayeb fils de Tayeb m’a un peu énervé.
En tant que flic, Cercaire avait réellement fait ses preuves, dans la rue (blessé plusieurs fois) comme dans les hurlements de son bureau. (Une interminable brochette de truands avaient payé cher ses déductions tapageuses.)
— Mais c’est Tayeb qui a buté Vanini, j’en mettrais ma main au feu.
Si Cercaire l’affirmait, Pastor était assez porté à le croire. Il demanda pourtant :
— Des indices ?
— Non, un mobile.
Pastor laissa à Cercaire le temps de trouver les mots de la suite.
— Vanini cognait un peu fort sur les bougnoules, et il a bousillé un cousin de Tayeb pendant une manif. Un dangereux.
— Je vois.
— Mais il y a un os, petit. Hadouch Ben Tayeb a pris des photos où on voit Vanini en pleine action. Pas moyen de mettre la main sur ces photos. Si on inculpe Tayeb, elles seront immédiatement publiées.
— Vu. La solution ?
— C’est là que tu interviens, petit. D’abord, il faut que Tayeb avoue le meurtre de Vanini. Mais ensuite, et surtout, il faut lui tailler un costume de balance qui dissuadera ses petits copains de le défendre en publiant les photos de Vanini.
— Compris.
— C’est jouable ?
— Bien sûr.
Hadouch Ben Tayeb était à peu près dans l’état où Pastor avait trouvé Julie Corrençon au fond de la péniche.
— Vous avez dévalé un drôle d’escalier, fit Pastor après avoir refermé la porte sur lui.
— Ça doit être ça.
Mais, Ben Tayeb était loin d’être dans le coma. Au contraire, les coups semblaient l’avoir affûté.
— Vous savez de quoi on vous soupçonne ? Inutile de vous refaire l’historique.
— Non, ça va, on m’a fait les bosses de la mémoire.
Comme à son habitude, Pastor avait exigé d’être seul avec le prévenu. Son regard errait pensivement dans la pièce (un vaste bureau collectif bourré de machines à écrire et de téléphones). Pastor marchait en caressant les meubles. Son visage s’était creusé.
— Alors voilà ce que je vous propose, ça nous fera gagner du temps.
Pastor vit le téléphone décroché. Il hocha la tête, fit signe à Ben Tayeb de se taire, ôta la gomme qui maintenait l’appareil à quelques millimètres de son support, et raccrocha le combiné.
— On est entre nous, à présent.
À l’autre bout du fil, Cercaire n’entendit pas cette dernière phrase. Il raccrocha avec un hochement de tête admiratif.
* * *
Comme d’habitude, les oreilles se ventousèrent à la porte. Comme d’habitude, les oreilles entendirent bientôt un murmure indistinct accompagnant la frappe d’une machine à écrire.
Trois quarts d’heure plus tard, Pastor pénétrait à nouveau dans le bureau de Cercaire, quatre feuillets dactylographiés à la main.
— Excuse-moi pour le téléphone, petit, fit Cercaire en rigolant… curiosité professionnelle.
— Ce n’est pas la première fois qu’on me fait le coup, répondit Pastor.
Il avait l’air très fatigué, mais moins démoli, toutefois, qu’après l’interrogatoire de Paul Chabralle.
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