— J'en ai trouvé un autre en 54, Benjamin, fin de la guerre d'Indochine, le père du marié, mouillé jusqu'au cou dans le scandale des piastres.
Pendant que Thérèse était de plus en plus fière de son Marie-Colbert à elle :
— Marie-Colbert a eu une idée merveilleuse ! Au lieu d'ouvrir une liste de mariage au Printemps ou à la Samaritaine, qui sont hors de prix, il l'a ouverte chez Tati !
(« Une idée merveilleuse »…)
— Et comme nos invités n'ont vraiment pas les moyens, il a tout acheté lui-même ! Ils n'auront qu'à choisir le cadeau qu'ils nous feront, sans débourser un sou. Ce n'est pas merveilleux ?
Cette nuit-là j'ai eu envie de m'enchaîner à la cave.
*
Et Julie a craqué. Le jour où je lui ai demandé sans rire de broder mes initiales sur mon trousseau de prisonnier, elle a craqué.
— Ah non, Malaussène ! Ne me dis pas que tu t'entraînes vraiment à la taule ! (Elle ne m'appelle Malaussène et n'utilise les italiques qu'en dernière extrémité.) Je croyais que tu faisais semblant, moi ! Non, tu ne joues pas ? C'est pour de bon ? Tu es aussi con que tu en as l'air, alors ? Fous-moi le camp tout de suite, dans ce cas ! Va t'entraîner ailleurs ! Va buter ce Roberval, tant que tu y es ! Qu'une fois dans ta vie on te juge pour ce que tu as fait !
Elle était absolument hors d'elle. J'ai vu le moment où elle allait casser du matériel.
— Mais qu'est-ce que je fous avec ce curé à la sauce laïcarde, conne que je suis ! Avec ce maniaque de la compassion, ce mégalo de l'empathie, maso jusqu'au sang, bon qu'à se tresser des couronnes d'épines et à prendre des mines de saint suaire dès que la réalité ne correspond pas à ses idéaux rose bonbon !
Elle a ouvert une valise.
— Tu vas en taule, Malaussène ? Tu veux que je te prépare ta petite valoche ?
Elle s'est mise à y jeter tout ce qui lui tombait sous la main — y compris un cendrier plein.
— On va appeler un taxi, qu'il te conduise direct à la Santé en attendant l'assassinat du beau-frère ! Tu pourras t'entraîner tout de suite à te faire enculer ! Parce que c'est ça, la prison, mon bonhomme, c'est pas seulement les odeurs de pieds, les épinards et les œufs durs !
J'ai dû faire une tête particulière…
Parce qu'elle s'est arrêtée.
Elle a réfléchi.
Elle a débouclé ma ceinture.
Sa voix a quitté les sommets pour puiser en profondeur.
— Si j'étais à ta place, Benjamin, si vraiment j'avais peur d'en prendre pour perpète, je m'y préparerais autrement. Je boirais au sein et je baiserais à couilles rabattues, je m'offrirais les meilleurs restaus, les meilleurs films, les meilleures pièces, les plus faramineuses rigolades, je m'enverrais en l'air si haut qu'il me faudrait beaucoup plus qu'une perpétuité pour me souvenir de tout ce plaisir accumulé…
J'ai réfléchi pendant qu'elle éparpillait nos fringues.
Et je me suis rallié à son programme.
Jusqu'au mariage de Thérèse.
V
Du mariage De ce qui le précède et de ce qui naturellement s ' ensuit
La dernière fois que j'ai vu Thérèse jeune fille, elle plongeait dans la robe de mariée que lui tendait Théo. « Plonger » est le juste verbe. C'était une robe bleu nuit qui engloutit ma sœur astrale comme si elle avait sauté du haut des cieux dans une mer sans fond. Puis sa tête et ses deux mains avaient resurgi, miraculeusement, et la robe s'était allumée ! Les enfants de Gervaise et les nôtres, assis en rond comme autour d'un magicien d'anniversaire, avaient poussé des oh ! et des ah !
— La Grande Ourse !
— Andromède !
— La nébuleuse d'Orion !
Telle avait été l'idée de Théo : piqueter cette robe nocturne de toutes les constellations qui encombraient la tête de Thérèse. Les putassons d'honneur, à qui Thérèse avait appris le ciel comme un livre, ne se lassaient pas de les identifier, tandis que la mariée tournait sur elle-même comme un vaisseau spatial en gracieuse apesanteur.
— Cassiopée !
— Éridan !
— L'Atelier du Sculpteur !
— Le Poisson austral !
— Le Taureau ! Le Taureau !
Voûte céleste clignotante, tête radieuse de la mariée, sur laquelle Théo déposa une auréole à feux pâles que le Petit reconnut aussitôt :
— La couronne boréale ! C'est la couronne boréale ! Je l'ai dit le premier !
Il avait été plus rapide que les fruits de la passion sur ce coup-là et tenait à le faire savoir. Théo lui délivra son brevet d'astronome :
— Et tu as dit juste, le Petit.
Puis se tournant vers moi :
— Alors, Ben, qu'est-ce que tu en penses ?
Il était grand temps que Théo s'engage comme semeur de paillettes chez Walt Disney, voilà ce que j'en pensais.
— Ton regard sue la mauvaise foi, Ben, tu trouves cette robe enchanteresse et tu ne veux pas l'avouer ! Une robe nitescente, mon cher… Tu sais ce qu'elle me rapporte, au moins ? me demanda-t-il à l'oreille.
— …?
— Deux jours dans les bras d'Hervé. Marie-Colbert a tenu à lui offrir un week-end dans mon lit. Tokyo-Paris en classe affaires, hop ! Ça tombe à pic, il n'en pouvait plus, le pauvre. Moi non plus, d'ailleurs.
Décidément, Marie-Colbert avait toutes les qualités.
— Attends, tu n'as pas vu le plus beau !
*
Le plus beau, c'était la traîne de la mariée, censée représenter la comète de Halley. On la verrait bientôt dérouler sa queue luminescente sur le parvis de Saint-Philippe-du-Roule et dans le cadre de la télévision. Les putassons d'honneur, que Théo avait déguisés en étoiles filantes, la soutenaient du bout de leurs doigts dorés.
Parce qu'il faut tout de même que je parle de cette émission de télé, la grand-messe conjugalo-caritative, la fucking cerise sur le monstrueux gâteau de ce putain de mariage. Quand j'avais fait observer à Thérèse que tout ce cirque manquerait un peu d'intimité, elle m'avait objecté qu'en s'unissant à Marie-Colbert elle épousait une cause, et qu'il n'y avait point de cause défendable sans caisse de résonance.
— Tout mariage est un engagement, Benjamin, et tout engagement un oubli de soi. Le mien un peu plus que les autres, voilà tout. Mettons que je m'immole aux caméras.
Les noces de Jeanne d'Arc, en somme.
Résultat des courses, le lendemain des épousailles, dimanche soir, jour de la diffusion, j'ai communié au mariage de ma sœur parmi quelques millions de téléspectateurs. Dans les conditions du direct , s'il vous plaît. Des conditions à ce point conditionnelles que le réalisateur avait, paraît-il, obligé la noce à entrer et à ressortir une dizaine de fois de l'église, comme si un sort s'était abattu sur elle.
C'était une soirée douce. Amar, Hadouch, Mo et Simon avaient installé la télé du Koutoubia dans un arbre du boulevard et disposé chaises et tables tout autour, sur le trottoir et la contre-allée. Tout Belleville s'était pointé. Les invités et les autres. Un fumet syncrétique de canard laqué et de mouton rôti liait ce monde dans un même parfum de coriandre. Rabbi Razon arrosait l'assemblée d'un petit bordeaux casher, son offrande au trousseau de Thérèse. Chacun bouffait, buvait et s'extasiait, les yeux levés vers l'écran :
— Thérèse me l'avait prédit que je passerais à la télé !
— À moi aussi !
Non contente de les avoir conviés à ses noces, Thérèse avait élevé ses adorateurs à la gloire cathodique ! Il régnait, au pied de cet arbre, une atmosphère de reconnaissance éternelle.
— Y a pas à dire, Ben, ironisait Hadouch, ton beauf a le sens de la fête !
Mon beau-frère avait surtout un bras d'une longueur insoupçonnable. À écouter le sirop du commentateur, il ne fallait pas deux minutes pour comprendre que ce film avait été commandé de longue date, préparé avec soin et tourné dans le moindre détail pour la seule célébration de Marie-Colbert de Roberval, « personnalité caritative si discrète, si accaparée par son action sur tous les champs de la douleur humaine » (sic) qu'elle s'imposait aujourd'hui comme « l' honneur retrouvé d'une classe politique trop longtemps discréditée par les affaires » (resic). Oui, cet « inconnu venu de nulle part (tu parles…) qui, dans un gouvernement précédent, a refusé un fauteuil ministériel pour rejoindre l'austère Cour des comptes et consacrer son temps libre à la douleur du monde » (le brave homme…), incarnait une relève politique « à laquelle les Français avaient cessé de croire » .
Читать дальше