Tout cela en un long trémolo, pendant que le pinceau de la caméra glissait sur les invités « humbles et multiculturels » (« humbles et multiculturels », texto !) qui attendaient l'apparition du « couple nuptial » .
Le vieux Semelle me prévint du coude.
— Regarde, Benjamin, c'est là que ça devient vraiment beau !
Le « vraiment beau » apparut dans la téloche sous la forme d'une ambulance. Une ambulance toute blanche avec une croix toute rouge. Thérèse et Marie-Colbert se mariaient en ambulance !
— Un GMC, précisa le vieux Semelle. Modèle 33 révisé 42, aménagé spécialement pour la Croix-Rouge. Un moulin increvable.
Une ambulance historico-symbolique, donc, au pare-brise vertical, aux gros pneus crantés et aux vitres arrière en double quart de lune, comme on en voit dans les films où Paris se libère.
— Marie-Colbert a plus de fantaisie que tu ne le crois, Benjamin, m'avait prévenu Thérèse.
Thérèse que je voyais maintenant descendre de l'ambulance, un Marie-Colbert en smoking et haut-de-forme blancs lui tendant une main gantée.
Autour de moi, les hourras de la foule se mêlèrent à ceux qu'elle avait poussés la veille dans les conditions du direct.
— Viens, Julius, on rentre.
*
Je n'ai pas voulu en voir davantage. Plus la télé vise à la surprise, moins elle surprend. C'est dans sa nature d'estomac ; les estomacs n'étonnent jamais, ils digèrent. Parfois, ils refoulent, c'est toute la surprise qu'on peut en attendre. J'aurais pu réciter le reste du commentaire sans les images : encore quelques vocalises sur l'amour de Marie-Colbert pour l'humanité, certificat d'authenticité fourni par deux ou trois gueules de notables émus aux larmes, entrée solennelle dans l'église (Bach, bien sûr), cohorte des « humbles multiculturels » aux regards soudain dilatés par les divines splendeurs, homélie du curé — de l'évêque, cousin probable du marié — sur la droite du Père réservée de toute éternité aux chômeurs de longue durée, communion à tour de bras, « oui » timide de la promise, « oui » responsable du promis, Deo gratias , et départ en blanche ambulance (Bach toujours) pour un voyage de noces vers une destination « que le respect de leur intimité nous commande de tenir secrète ». Sauf que je la connaissais, moi, la destination. Ce con de Marie-Colbert emmenait Thérèse à Zurich.
(À Zurich !)
— C'est tout de même plus original que Venise, s'était exclamé Jérémy quand j'avais fait la gueule.
Et, maintenant que Julius et moi étions seuls dans notre quincaillerie, maintenant que, prolongeant pour mon compte cette lamentable bluette, je m'asseyais sur le lit de Thérèse, la seule évocation de Zurich me broya le cœur. Je pensais à ce livre, lu jadis, dont je ne m'étais jamais vraiment remis, que Loussa et la reine Zabo avaient oublié de joindre à ma bibliothèque carcérale, cela s'appelle Mars , un jeune homme du nom de Fritz Zorn y meurt en vrai direct d'un effroyable cancer dont il attribue l'origine à une trop longue adolescence passée sur la rive dorée du lac de Zurich. Fritz Zorn affirmait que l'amour est l'honneur de l'homme, que la splendide humanité vivant au bord de ce lac l'avait privé de cet honneur, et qu'il en mourait.
Et c'était là, sur le lieu de cette agonie, que Marie-Colbert allait apprendre l'amour à ma sœur !
Cette nuit-là, je m'endormis sur le lit de Thérèse, en déroulant la pelote de mes dernières conversations avec elle.
*
— Je sais pourquoi tu n'aimes pas Marie-Colbert, Benjamin ; il n'est pas sentimental, non, mais il est bon ; sous ses allures de sénateur en herbe, il n'est pas tout à fait adulte, c'est vrai, mais pour obtenir ce qu'il veut vraiment il faut la foi de la jeunesse ; tu le soupçonnes de ne penser qu'à lui, quand il fait tout, au contraire, pour réparer les dégâts d'une famille qui n'a jamais vécu que pour elle-même ; tu lui reproches ses ambitions politiques… que ne fais-tu de la politique toi-même, mon petit frère ! Tu lui trouves une gueule de classe (si, si, c'est une de tes expressions favorites, « gueule de classe » et « cul propre », le Petit et Jérémy les ont adoptées), si tu veux dire par là qu'il ne nous ressemble pas, Benjamin, regarde-nous, nous ne ressemblons à rien.
Des phrases directement branchées au néo-cortex de Marie-Colbert :
— J'ai besoin d'un homme et d'une vie qui ressemblent à quelque chose, Benjamin, c'est ma façon d'être originale, de rompre avec le conformisme familial… parce que, en matière de conformisme — tu sais que je ne veux pas te blesser —, ce que tu appelles notre « tribu » se pose un peu là ! L'originalité à tous crins, le voilà notre conformisme à nous.
Ou encore, plus féminin :
— Que serait la vie d'une femme si elle ne mettait pas un peu son homme au monde ? Il faut beaucoup de femmes pour réussir un homme. Toi, par exemple, Benjamin, quoi que j'en dise, tu n'es pas complètement raté. Eh bien, il aura fallu Louna, Clara, Yasmina, Julie, la reine Zabo et moi pour obtenir ce résultat. Même maman y est pour quelque chose, c'est dire l'importance des femmes ! Accorde cette chance à Marie-Colbert, Benjamin, laisse-moi le mettre au monde…
À quoi elle ajoutait, imparable :
— Et puis, donne-moi la permission de me tromper. J'ai droit à l'erreur, comme tout le monde. Tu veux savoir à quoi rêvait maman, jeune fille ?
Là, je dois dire qu'elle m'avait scié.
— Regarde ce que j'ai trouvé dans son tabernacle.
Le « tabernacle » de maman, c'était ce qui nous restait de notre mère quand elle était en amour. Une malle d'osier fermée par un nœud de raphia. Que Thérèse avait violée pour la circonstance. Elle en avait sorti un bouquin cartonné et cubique. Maman devait le tenir de sa propre mère, à en juger par l'état de la couverture et la date de parution : La femme, médecin du foyer. Conseils pratiques pour le mariage . (C'était le titre.) Doctoresse Anna Fischer. (C'était l'auteur.) De la faculté de Zurich. (Zurich, déjà Zurich !) Maison d'édition populaire , 1934.
— Tu veux que je t'en lise des petits bouts ? Juste les phrases que maman a soulignées… Écoute, Benjamin, écoute un peu à quoi rêvait notre mère à mon âge.
« Les rapprochements chez les personnes bien portantes et morales ne devraient avoir lieu que lorsqu'il existe un réel sentiment d'amour . »
Maman avait souligné « bien portantes », « morales » et « réel sentiment d'amour ».
« Si dans beaucoup de ménages l'homme manque d'égards pour son épouse, c'est qu'elle manque elle-même de pudeur et de dignité. »
En marge : « Très vrai. » Ponctué d'une double exclamation : « !! » (Maman !)
« Quelle est la base d'une félicité durable dans le mariage ? » demandait l'auteur. « C'est la modération des conjoints », répondait-il aussitôt. « Oui ! » s'était écrié le crayon de maman. Thérèse avait pointé ce « oui » d'un index victorieux. Jeune fille, notre mère avait donc été tentée par la modération. Incroyable. Une modération explicite, comme l'indiquait la phrase suivante, soulignée deux fois.
« Quant aux rapports conjugaux, la modération consiste à n'en avoir que le plus rarement possible, pas plus d'une ou deux fois par mois. »
Une ou deux fois par mois… Maman… Est-ce possible ? Sur quoi Thérèse avait conclu, une flamme dans les yeux :
— Pourquoi m'empêcherais-tu de réaliser le rêve de maman, Benjamin ? Où elle a échoué, je peux réussir. Elle sera fière de moi.
C'est là que j'ai rendu les armes. D'abord parce qu'il n'y avait aucune ironie dans la voix de Thérèse, ensuite parce que si notre mère, cette stakhanoviste de l'amour, avait un jour rêvé d'un seul accouplement mensuel, c'est que les champs amoureux étaient trop imprévisibles pour qu'on pût y planter le moindre conseil.
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