Va savoir pourquoi, j'ai fini par m'endormir en me souvenant d'un dernier passage de La femme, médecin du foyer , qui concernait les soins capillaires, celui-là : « La coupe répétée, au lieu de fortifier le cuir chevelu, est défavorable à la vitalité des cheveux. Elle serait même la première cause de calvitie dans le sexe masculin . » (Maman avait souligné dans le sexe avec un point d'interrogation.) J'ai sombré en rêvant d'un Marie-Colbert à la chevelure si longue et si dense que Thérèse la roulait en nattes dans un filet de rasta.
— Je peux avoir mon lit ?
Quelqu'un me posait cette question du fond de mon sommeil.
— Benjamin, je peux avoir mon lit ?
Quelqu'un que je connaissais.
— Réveille-toi, Ben, il faut que je dorme. Allez !
On me secouait sèchement.
Quand j'ai ouvert les yeux, Thérèse était debout devant moi. Quand j'ai ouvert la bouche, c'est elle qui a parlé.
— Non, tu ne rêves pas, je suis revenue. Finies, les noces. Rends-moi mon lit, il faut que je dorme.
Je suis sorti de la chambre à reculons. Thérèse s'est glissée dans les draps et s'est retournée contre le mur :
— On parlera plus tard.
*
En dehors de Thérèse, il n'y avait que Julie dans la quincaillerie. Louna était de permanence pour trois jours à son hôpital, Clara était allée relever Gervaise aux Fruits de la passion , les autres étaient ailleurs. Julie classait de la documentation Roberval éparpillée sur la table tribale.
— Ne me pose pas de questions, Benjamin, je n'en sais pas plus que toi. Elle vient d'arriver et elle ne m'a pas dit un mot. Tu veux un café ?
— Serré.
(Mariée samedi, rentrée au bercail le lundi matin…)
— Quelle heure est-il ?
— Dix heures et demie.
(… rentrée le lundi matin à dix heures trente.)
Julie laissa la mousse affleurer deux fois le col de la cafetière turque.
— Et promets-moi de ne pas jouer le frère vengeur avant d'avoir étudié le dossier à fond.
*
Pas facile à étudier, le dossier. Thérèse a roupillé toute la journée. Dans la soirée, quand la quincaillerie s'est remplie, ordre a été donné de marcher sur les pointes et de bâillonner les petits. Lorsque Thérèse a émergé, vers neuf heures (vingt et une heures) — on lui avait laissé son assiette au chaud mais elle n'y a pas touché —, elle a traversé la quincaillerie en regardant droit devant elle. Elle a juste dit :
— Je vais éteindre Yemanja et récupérer quelques affaires.
Même Jérémy n'a pas posé de questions.
Et elle est sortie.
Bon.
J'ai demandé :
— Tu viens, Julius ?
Julius le Chien vient toujours.
D'autant que c'était l'heure d'ajouter au monument qu'il érigeait à la gloire de Martin Lejoli.
Dehors, donc.
« Je vais éteindre Yemanja. » Ce qui signifiait, en message codé, que le mariage avait été consommé. Ergo : perte du don de voyance. Plus besoin de Yemanja. On boucle la caravane tchèque, d'accord. Mais que s'était-il donc passé ? Et si vite ? Marie-Colbert était-il rentré de son côté ? Quelque chose m'interdisait de me renseigner sur ce point avant d'avoir entendu Thérèse. J'avais pris suffisamment d'initiatives inutiles dans cette affaire. Tout de même, Zurich… Ne fallait-il qu'un seul jour à cette ville pour foutre un couple en l'air ? Et quel couple !
C'était un de ces soirs de chaleur où, fenêtres ouvertes, Belleville devient sa propre caisse de résonance. En tendant l'oreille j'aurais pu participer à toutes les conversations qui se tenaient dans le carré Saint-Maur, Belleville, Pyrénées, Ménilmontant. Bientôt, ces voix ne brasseraient plus qu'un seul sujet et je pourrais m'entendre penser dans la tête unique de mon quartier. « Thérèse ierdjà ! Thérèse est de retour ! » « Ouahed barka , un seul jour de mariage ! » « Même sa mère elle a pas fait plus vite ! » « Ouahed barka iaum , tu imagines ? » « Sur ma vie, tu me l'aurais dit, je l'aurais pas cru ! » « Po tian huang ! Jamais vu ça ! »
Ainsi anticipais-je, selon mon habitude, l'œil vague posé sur Julius qui poussait.
Julius qui poussait…
Étrange regard du chien poussant. C'est toujours une affaire qui le préoccupe. Il préférerait ne pas être vu, il voudrait bien regarder ailleurs, mais la chose réclame toute sa concentration. Il s'agit d'obtenir un équilibre pendulaire du train arrière, de calculer une exacte verticale, de ne pas s'en flanquer sur les pattes et de ne pas tomber assis dedans. Un grand nombre de paramètres à maîtriser simultanément. On voudrait faire vite et discret, mais l'événement commande la lenteur, exige de l'application. Le front se plisse, le sourcil se frise. S'il y a une circonstance de sa vie où le chien semble penser, un moment de pure introspection, c'est quand il pousse. Là, et seulement là, l'œil du chien atteint à l'humanité. Il la transcende, même, si j'en juge par l'affligeante simplicité du regard de Martin Lejoli, au-dessus de Julius. La complexité est en bas, l'idée fixe en haut. Le fertile enchevêtrement de tous les besoins est en bas, l'obsession monolithique en haut, toutes les contradictions de l'homme dans les yeux de Julius le Chien, un seul mobile dans le regard du candidat Lejoli. Le penseur est en bas, le prédateur en haut. Et j'ai eu peur. Pas du chien, de l'homme. L'intuition du pire. Une fois de plus le copronuage est venu se nouer au-dessus de ma tête. Et l'envie m'a pris de fuir très loin. Mais, solidarité oblige, on n'abandonne pas son chien dans cette position.
— Grouille-toi, Julius !
Seulement, Julius le Chien ne pouvait pas se grouiller.
Ma peur s'est dilatée…
— Non, Julius, non !
… en une terreur que je connaissais bien.
— C'est pas le moment, bordel !
Mais l'épilepsie n'avait jamais choisi le bon moment chez Julius. Et ce qu'il était en train de me faire là, accroupi sous cette affiche de malheur, œil visionnaire, babines retroussées, crocs de vampire, langue de Guernica, longue plainte montante, c'était bel et bien une crise d'épilepsie ! Et son hurlement a très vite couvert les conversations de Belleville, et je me suis précipité au moment où il roulait sur le côté, hurlant toujours, et j'ai saisi sa langue avant qu'il ne l'avale, et son hurlement a cessé tout soudain, mais l'atroce urgence que j'ai lue dans ces yeux, cette supplication hallucinée, qu'est-ce qu'il y a ? qu'est-ce qu'il y a ? qu'est-ce que tu vois , Julius ? m'a fait faire une chose que je n'avais jamais faite, je l'ai abandonné là, en pleine crise, et j'ai couru où son regard me disait de courir, et pendant que je courais l'air de Belleville s'est embrasé, et tout de suite après le souffle de l'explosion j'en ai entendu le bruit, et j'ai couru plus vite qu'il est possible de courir, tout en sachant qu'il était trop tard, et il était trop tard en effet, quand je suis arrivé au Père-Lachaise la caravane tchèque était en flammes, un brasier droit tendu vers le ciel, dont la chaleur rejetait au loin ceux qui tentaient de l'approcher, « Thérèse ! », j'ai crié, « Thérèse ! », et il y a eu une deuxième explosion, et j'ai vu le corps en feu projeté hors de la caravane, et le toit de la caravane s'est écrasé à côté de moi, et j'ai continué à courir, bien décidé à plonger, à sortir Thérèse de cet enfer, mais autre chose m'est tombé dessus, m'a plaqué au sol, une masse de muscles, qui me maintenait contre le bitume et me protégeait contre les scories enflammées, et j'ai senti le souffle de Simon le Kabyle à mon oreille, qui me disait : « Arrête, Ben, arrête, il n'y a plus rien à faire ! » Et les larmes me sont venues, et le nom de Thérèse s'est pris dans ma gorge…
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