*
— Ne regarde pas !
La main de Simon plaquait ma joue au sol. Je pouvais juste voir les gens courir sur le trottoir du Père-Lachaise. J'entendais les cris.
— Merde, ça se propage aux bagnoles !
Simon m'a relevé, il a couru, ployé au-dessus de moi, j'ai vu se dérouler les flammes du premier réservoir à essence dont le souffle nous a rattrapés.
— Bordel !
D'autres types se sont refermés sur nous, nous ont entraînés à couvert dans la bouche du métro, alors seulement Simon m'a relâché, et j'ai pu foncer, tête en avant, remonter vers Thérèse, ressortir.
— Reviens, Ben !
Mais tout ce que j'ai vu c'est la cime d'un arbre s'embraser, les flammes attaquer l'image d'un homme au torse nu sur une colonne Morris, et la chaleur m'a cloué là plus sûrement que le poids de Simon. Je ne voyais même plus la caravane. L'incendie des voitures faisait barrage. Il gagnait la station de taxis. Un des chauffeurs qui avait voulu sauver sa voiture l'abandonnait, porte ouverte, il plongeait sur le boulevard, le bas de son pantalon en flammes, ses collègues se ruaient sur lui, leurs extincteurs en batterie, puis Simon m'a rejoint :
— Viens, Ben, viens !
Il m'a poussé et nous avons traversé le boulevard vers le mur du Père-Lachaise, moi trébuchant et hoquetant le nom de Thérèse, sans entendre le hurlement de la première sirène :
— Attention !
Le camion rouge m'a évité de justesse, a percuté le taxi en flammes, l'a rejeté sur le côté, les pompiers ont jailli, ont foncé dans le feu, se sont ouvert un passage à grands geysers immaculés, et ça s'est mis à converger, les sirènes, tout ce rouge, le bleu sombre des flics, les gifles glaciales des gyrophares, et ils ont tracé le périmètre de sécurité, mais si rapide que ce fût c'était beaucoup trop tard, je ne voyais plus que cette torsade noire monter au ciel, entre les murs du Père-Lachaise et la façade des établissements Letrou. L'homme au torse nu se rétractait avec la colonne Morris qui fondait.
Et il a fallu s'occuper des enfants qui arrivaient.
Jérémy le premier :
— Thérèse ! Où est Thérèse ? Elle était là ?
Puis, le Petit, muet, en état de cauchemar éveillé.
— Simon, prends les garçons, emmène-les !
Le Petit et Jérémy ruant dans les bras de Simon, Clara debout, immobile, les yeux sur la caravane, l'appareil photo à la main, mais n'osant pas photographier, pas cette fois, n'osant pas.
— Clara, suis-les, occupe-toi des garçons.
Et Julie :
— Tu n'as rien ?
— Julie, ramène-les à la maison, tous !
Jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien que la taule noircie des voitures, la peinture bouillonnante et cloquée, le plastique de la caravane fondu sur son châssis, les dernières coulées de flammèches bleutées au pied de la colonne Morris sur l'asphalte grésillant, le hurlement de l'ambulance emportant le taxi blessé, le cercle des flics et du Samu autour du corps calciné. Que j'ai voulu voir.
— Laissez passer, c'est son frère !
— Vous êtes son frère ?
Mais étais-je encore le frère de cette chose calcinée dont il ne restait que les angles ?
— Elle était venue éteindre Yemanja.
— Yemanja ?
— Qui c'est, ce type ?
— C'est le frère de la victime.
— Elle s'appelait Yemanja ?
La voix de Hadouch :
— Ben, ça va ? Ben, tu m'entends ?
— Faites-le monter dans le camion.
— Il est sous le choc, on n'en tirera rien.
— Faites-le monter !
Les flics ont fini par tirer de moi ce que je savais. Ils ont fait revenir Julie, Clara et les garçons.
Et Verdun ? Et C'Est Un Ange ? Et Monsieur Malaussène ? Qui s'occupait d'eux ?
— Les petits ? Qui garde les petits ?
Hadouch m'a rassuré, Yasmina était restée auprès des petits.
— Ne t'inquiète pas, Ben. Ma mère les a couchés là-haut, dans votre chambre. Elle dort avec eux.
Ils nous ont tout fait raconter depuis le retour de Thérèse. Séparément. Dans leur camion d'abord, puis au commissariat Ramponneau. Et c'était d'un calme, ces questions brèves, ces demi-voix, la course des doigts sur le clavier des ordinateurs, déjà le calme du deuil, et la signature pour finir, nos signatures muettes au bas des procès-verbaux. Le jour pointait quand on est ressorti. Cinq ou six heures du matin peut-être. Une aube d'essence, de plastique, d'asphalte, de peinture, de chair morte, une aube froide de mort stagnante. Amar, Hadouch, Rachida, Mo et Simon nous attendaient dehors. Je me souviens, Rachida a posé un châle sur les épaules de Clara et nous sommes rentrés à la maison.
Sur le chemin nous avons été rejoints par Joseph Silistri, un ami de la tribu, l'inspecteur Silistri, « lieutenant de police », comme on dit aujourd'hui.
— Malaussène, je peux te parler ?
Il m'a tiré à l'écart en faisant signe aux autres de continuer. Il était un peu essoufflé.
— Excuse-moi, j'arrive tard. Titus vient juste de me réveiller.
L'inspecteur Titus était son alter ego, l'autre tête du tandem. Titus et Silistri. Le Tatar et l'Antillais de la Crime.
— C'est nous qui sommes chargés de l'enquête, Malaussène.
Si vite ? Comment pouvaient-ils être au courant ? Mais je n'ai pas eu envie de poser la question.
— Malaussène, tu m'entends ?
Titus et Silistri ne faisaient pas partie du premier cercle, ils me tutoyaient mais m'appelaient par mon nom. Une intimité de collègues. Silistri me servit la phrase convenue en ce genre de circonstances.
— On va trouver les salauds qui ont fait ça, tu peux compter sur nous.
Ce n'était donc pas un accident…
— Tu sais…
Silistri cherchait la syntaxe des condoléances.
— On a de la peine pour vous tous.
C'était probablement vrai… Mais comment consoler ceux qui vous consolent ?
— Tu veux qu'Hélène passe vous voir ?
J'aimais beaucoup Hélène, la femme de Silistri, mais j'avais mon compte de pleureuses.
— Écoute… Vu l'état du cadavre… je veux dire du corps… enfin de Thérèse… ses restes, quoi… tu vois, le…
Il se débattait dans la fosse aux mots.
— Ma hiérarchie a décidé…
J'étais vraiment ailleurs, les mots avaient perdu leur chair avec celle de Thérèse, partis en fumée, tous ; une seconde je me suis demandé qui était cette bonne femme, la Hiérarchie, ce qu'elle représentait pour Silistri. Silistri suait à la racine des cheveux.
— Enfin, ils ont décidé de poursuivre l'incinération.
Je ne comprenais toujours pas.
— Tu comprends, Malaussène ? On a confié le corps au Père-Lachaise pour qu'ils finissent le travail dans leur incinérateur.
Il a mis sa main devant sa bouche. « Finir le travail », c'était sorti comme ça. Il avait épuisé l'humain, le pro avait repris le dessus. Il en était désolé. Il s'excusa.
— Excuse-moi.
Il dit aussi :
— Théoriquement on aurait dû te demander ton accord, mais Titus ne voulait pas qu'on t'emmerde avec ça. Il s'est porté garant pour toi. Ça doit être terminé à l'heure qu'il est. Il a eu tort ?
Non, non, Titus avait eu raison. On ne pouvait pas laisser Thérèse comme ça. Ni l'enterrer dans cet état. J'ai dit merci, bon, merci, Titus a eu raison, c'est ce qu'il fallait faire, merci. Et puis, j'ai demandé, un peu par automatisme :
— Où il est, Titus ?
Silistri a hésité un peu, puis il a dit :
— Chez Roberval.
Bien sûr, Marie-Colbert… Bien sûr, Titus est allé prévenir le mari, informer le veuf, évidemment… ça se fait…
— Non, Malaussène, c'est pas exactement ça…
Non ? Titus soupçonnait Marie-Colbert ? Marie-Colbert était le premier sur la liste de Titus ?
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