Je titube jusqu’à Colombani. La vue de sa blessure me soulève le cœur. Oh ! les mecs, quelle photo en Gevacolor ! Sa plaie à la tronche est affreuse : profonde, large, violacée. La cheminée est entrée dans son crâne comme un coin dans du bois.
Il a son compte. Et pourtant, bien que son cerveau soit aéré, il vit toujours, cet enfoiré ! Il a les yeux ouverts et il me fixe en râlant…
Je vais au tube et rapide je compose le numéro de Police secours.
— Commissaire San-Antonio, j’annonce… Envoyez illico une ambulance au 12 de la rue Jean-Bouton, et magnez-vous parce que le client est pressé, on s’impatiente chez saint Pierre à son sujet !
Je raccroche, rafle la bouteille de rhum et l’annonce à sa bouche. Doucettement je fais couler le cher breuvage dans sa gargane. Molo, molo, je veux pas le foudroyer…
— Comment te sens-tu ? je murmure…
Il remue ses lèvres…
— Voilà où ça vous mène, le métier de truand ! T’as jamais lu France Soir, dis ? Tu ne le sais donc pas que le crime ne paie pas ?
Mais il n’est pas d’humeur à plaisanter…
— A boire, balbutie-t-il…
Du coup il m’intéresse, Colombani… Il veut parler.
C’est inespéré…
Je lui mouille encore la dalle au Négrita.
— Raconte un peu ce qui se passe, je lui dis… Qu’est-ce qu’il devait préparer Pauvel ?
— Une m… ! murmure-t-il.
Je me retiens pour ne pas le cabosser. Ça le finirait.
— Sois pas haineux, je fais… T’es un homme, quoi ! Un homme c’est beau joueur : t’as paumé, t’as paumé, y a pas à sortir de là…
— Cigarette, demande-t-il.
— T’as l’agonie exigeante, je fais. Enfin, je suis le flic le plus sensible de la région.
Je lui glisse une sèche dans le bac, je pousse la sollicitude jusqu’à la lui allumer.
Puis je lui prends la main, une idée à moi.
— L’ambulance va venir, on va t’emmener à l’hosto et tu seras dorloté. Les gnons au crâne, tu sais, si on crève pas illico, on en réchappe vite…
Un temps, son regard est tout attendri. Les vapeurs du rhum qui font leur effet.
J’y vais d’une troisième rasade. C’est ma tournanche cette nuit ! Il boit goulûment.
— T’en sortiras, va ! Pour peu que tu t’allonges un peu et je te fais un rapport favorable comme ma jambe…
Sa cigarette danse sur ses lèvres, il parle :
— Ton rapport, il fait, Colombani, tu peux te le carrer dans le cul ! C’est classé pour moi, j’ai mon compte… Et même si que j’en réchappe, je pourrais pas sortir de l’auberge, je suis trop mouillé.
Ça y est, il est à point.
— C’est toi qui as buté la mère Permezel, hein ? je demande… Et Triffeaut, et Brioux ?
Il marque une très vague hésitation…
— Tu parles, chuchote-t-il.
C’est curieux de voir fumer cette cigarette sur les lèvres d’un agonisant qui parle. Comme il n’a pas la force d’aspirer, la sèche se consume seulâbre et la fumanche monte, rectiligne dans la pièce.
— Pourquoi ? je questionne, voilant mon avidité…
Le moment est fragile. Pourvu qu’il puisse s’affaler !
— Pour avoir Pauvel, il dit…
— Comment, pour avoir Pauvel ?
— Oh !.. une histoire d’héritage. Sa fortune… appartenait à sa première femme. Pour se venger de lui, elle avait précisé qu’à la mort de sa sœur, tout le paquet allait à l’œuvre du cancer… Une em…, quoi !
— Et c’est pour ça que vous avez buté la belle-sœur ?
— Oui…
— Pour ruiner Pauvel ?
— D’ac…
— Quel intérêt ?…
— On voulait lui faire accepter une combine… Mais il refusait… Alors…
Je pige le moyen de pression. Bolak et son compère étaient au courant de la clause testamentaire de la première Mme Pauvel. Alors, comme l’industriel renaudait, ils ont trouvé le moyen indirect de le ruiner ! Oui, il a raison, Colombani, ça devait être un drôle de pacson de mouscaille, la mère Pauvel ! Faut être une garce pour trouver des combines pareilles ! C’était pire que si elle l’avait déshérité tout de suite ! Le Marc, il a eu les chocottes pendant des années. Il devait la surveiller aux petits oignons, la belle-frangine ! Et lui envoyer son Thé des familles et du Pulmosérum quand elle s’enrhumait.
Je me penche sur le moribond. Il se cramponne à l’existence. Le mégot continue de fumer dans sa bouche. Qu’est-ce qu’ils maquillent, les brancardiers ? Doivent finir leur belote avant de s’annoncer, probablemuche.
— Dis donc, je fais, et Triffeaut, pourquoi tu l’as passé à la purge ?
— Oh ! soupire-t-il, c’est toute une histoire… Ce mec-là était en cheville avec Pauvel pour une assurance… Ça aussi, l’organisation l’a su…
L’organisation !
Le mot me fait tiquer, mais je n’en laisse rien paraître. Il poursuit, de sa voix bulbeuse :
— Pour parer au déshéritage, le Pauvel avait fait assurer sa belle-sœur sur la vie… Une somme importante ! De cette façon, en cas de décès il écrasait le coup !
— M…, je fais, c’est penser en chef. Et elle était d’accord, la mère Permezel ?
Il secoue la tête.
— Paraît que non. Triffeaut l’avait possédée. Il lui avait fait signer une police en blanc sans qu’elle s’en gaffe. Ensuite il l’avait remplie…
Faut croire qu’il n’est pas tellement bas, le frère, parce qu’il ajoute :
— Pas la vieille, la police !
— T’as de l’esprit, dis-je…
— Bientôt, j’aurais plus que ça, plaisante Colombani. De l’esprit avec une auréole pardessus pour faire plus convenable…
Il laisse tomber sa gitane sur le parquet. Je l’écrase de la pointe du pied.
— Alors Triffeaut avait fait une assurance bidon ? Oui, c’était le meilleur contrepoids pour Pauvel ! Et pourquoi vous avez liquidé le petit assureur ?
— Parce que la vieille était morte. Le coup de l’assurance ne pouvait pas réussir sans Triffeaut… En agissant ainsi, on faisait Pauvel marron sur le deuxième tableau…
Je dédie une fugitive pensée à Triffeaut. Le petit zig n’était pas si résigné que ça… Probablement qu’il en avait classe de sa bergère tubarde, de ses mouflets turbulents, de sa vie routinière… Il voulait se donner de l’air et avait commencé à maquiller de drôles de turbins pour se remplir les vagues…
— Dis-moi, éclaircis pour moi un point obscur : le matin où tu l’as buté, il était avec Pauvel, hein ?
— Oui… Ils discutaient le coup dans la bagnole de Triffeaut…
— Au parking ?
— Non, Chaussée-d’Antin… Pauvel voulait pas le recevoir chez lui, il devait avoir peur des témoignages de son personnel… en cas de coup dur. Moi j’étais juste derrière, dans ma tire, à les zieuter. Pauvel m’a aperçu… Il est descendu précipitamment pour venir vers moi.
— Et il a oublié son bada dans la voiture ?
— Ah ?…
Il sourit…
— Alors c’était pas le sien, à Triffeaut ? Il a foncé dès que Pauvel a été descendu. J’ai demandé à Pauvel où Triffeaut allait. Il m’a dit qu’il voulait remiser sa voiture au parking des Galeries Lafayette. J’ai foncé. Je suis arrivé avant lui, je…
— Ça va, je connais la suite. Et tu lui as mis le chapeau sur la tête ?
— Oui, pour pas qu’on s’aperçoive tout de suite qu’il était canné.
Il s’affaiblit, mais je ne le prends pas en pitié, le digne buteur à gages. Faut profiter de ce qui lui reste de vie pour éclairer la situation.
— Parle-moi des images sataniques… Parle-moi aussi de Brioux…
Il a une lègère crispation du visage…
— Brioux, je l’avais connu en Centrale. Je l’ai retrouvé à Paris… Il était pape…
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