J’écluse un coup de scotch, puis un autre, tout en méditant sur cette longue journée. Ma parole, elle me paraît avoir duré plusieurs marcotins !
Les voyous mettent pour la troisième fois consécutive la dernière de Johnny. Probable qu’ils veulent l’apprendre par cœur pour la bramer au passant attardé qu’ils perceront tout à l’heure dans un coin d’ombre.
Ecœuré, je cigle et je retourne à ma tire. En y grimpant, j’avise quelque chose de brillant à l’arrière. J’allume le plafonnier et je vois qu’il s’agit de l’imper d’Annette. Elle l’a collé à l’arrière du tréteau en sortant du Pam-Pam et elle n’y a plus pensé, trop occupée qu’elle était à se faire fumer les noix.
Ça me contrarie parce qu’elle va en avoir besoin et qu’il faudra que je le lui porte. J’attrape la pelure et je la fiche sur le siège avant avec humeur. Quelque chose tombe de la poche. Je ramasse : c’est une lettre dont l’enveloppe est rédigée à la main et porte en caractères d’imprimerie « Pneumatique ».
Je regarde le libellé et je lis :
Stefan Bolak — 12, rue Jean-Bouton — Paris
Je tourne et je retourne l’enveloppe. L’adresse a été rédigée par une main d’homme. Pas besoin de gamberger longtemps pour piger que c’est Pauvel qui l’a écrite. Il a demandé à sa secrétaire de poster le pneumatique, mais la souris, trop préoccupée par notre rancart, l’a enfouillé distraitement. Elle l’a cloqué poche restante, comme quoi faut jamais se confier — ou confier de l’urgent — à une pépée. Toutes, elles n’ont qu’un tube de rouge Baiser à la place de la cervelle.
D’un geste sec, je décachette l’enveloppe. Vous allez me dire que je suis un drôle de petit indiscret, hein ? Seulement vous oubliez une chose, mes agnelets, c’est que je suis un des caïds de la maison parapluie, donc pas porté du tout sur la discrétion.
Un flic qui rencontre une lettre, c’est kif-kif un cador famélique qui rencontre une poubelle : d’autor il y fout le blair dedans.
Cette bafouille laconique me rend rêveur. En voici le contenu :
D’accord. Je vous attendrai toute la nuit à mes bureaux. La chose sera prête pour huit heures.
M.P.
M.P., ça signifie pas Military Police, mais Marc Pauvel.
Qu’est-ce qu’il mijote, ce citoyen ? Je sais pas pourquoi, mais je renifle quelque chose de pas ordinaire. Depuis que les mystères s’accumulent, le trop-plein va fatalement déborder…
Pauvel ! Curieuse figure, en réalité. Sa belle-sœur est assassinée ; puis son assureur connaît Brioux, le pape du lucyférisme…
Comme tout ce bigne est étrange. Après tout, il a peut-être raison, Mignon, quand il parle de chouraver Pauvel et de le « questionner » sur un certain ton. Ça fait deux messages qu’il balance, le marchand de mécaniques de précision, pour annoncer qu’il prépare quelque chose. Moi qui ai un naze gros comme la coupole de Saint-Pierre de Rome, je peux vous garantir sur facture que ça renifle une drôle d’odeur…
Je retourne dans le troquet. Les voyous tristes continuent à s’offrir de la musique. Ils glissent dans le ventre de l’appareil illuminé toutes les pièces de vingt balles de l’établissement. Cette fois ils en ont terminé avec Johnny et ils se font distiller une vieille chanson de Mick Micheyl. La Mick, je la connais. On a presque été élevés ensemble. Si elle était laga, elle serait contente de s’entendre roucouler. Elle se dirait que son standing reste au beau fixe. Même qu’elle serait ravie de voir des demitroncs et des barbiquets d’eau douce lui détraquer la gargane. C’est ça la gloire !
— Vous avez oublié quelque chose ? me demande le barman, qui doit m’avoir à la chouette à en juger au sourire qu’il me virgule !
— Un jeton de téléphone, je dis.
Il m’annonce la rondelle sur le rade. Du doigt il me montre la porte du biniou. Je potasse mon carnuche-pocket pour repérer le tube de Mignon. Probable qu’il n’y a que pouic à ces heures de la noye, à la maison bourreman, excepté un lavedu quelconque qui ronfle sur le dernier numéro de Paris-Match. La permanence, ça s’appelle. Tu parles, Charles ! Enfin, on peut toujours essayer.
Chose inouïe, la sonnerie n’a pas fini de tinter à l’autre bout que ça décroche. Et, chose plus inouïe encore, c’est Mignon soi-même qui répond.
— Allô ! il beugle, qui est là ?
— San-Antonio… Dites, Mignon, vous faites comme le soleil sur le royaume de Charles Quint, vous ne vous couchez jamais ?
Il connaît pas l’histoire, Mignon. Dès qu’on fait un semblant de citation, il rentre ses antennes comme un escargot et fait le sourdingue.
— Quoi de neuf ? il coupe, plutôt défrisé.
— Des trucs : j’ai appris que la dame Permezel était la belle-sœur de Pauvel…
— Sans blague ?
— C’est comme j’ai l’honneur. M’est avis que ce zouave pontifical est mouillé jusqu’au baigneur. Je me demande ce qu’il maquille. Faudrait l’avoir à l’œil. Paraît qu’il va passer la nuit à son bureau de Villejuif. J’aimerais bien qu’on poste un perdreau dans les parages, une idée à moi ; vous avez un boy-scout sous la pogne ?
— Ben… c’te farce ! Vous croyez que je les couche à huit heures, mes polytechniciens ?
— Alors, envoyez-en un illico à proximité des établissements Marc Pauvel, y a intérêt.
— Bon.
— Comment se fait-il que vous soyez encore à la maison poulaga ?
— J’ai un client sérieux à interroger, au sujet d’une autre affure.
Je voudrais pas être à la place dudit client. A ces heures, il n’est pas doux pour l’huma, Mignon. Alors, il fait des infusions de phalanges, c’est son heure de distribution.
— Pas de nouvelles de l’homme au costar bleu ?
— Non, pas encore…
Comme je ronchonne, il intervient.
— M… vous allez vite, le signalement a été passé en fin d’après-midi, vous ne voudriez pas que… Faut attendre.
— Attendons…
Je vais pour raccrocher mais il me vient une idée :
— Hé, dites, Mignon, vous n’avez jamais entendu parler d’un certain Stefan Bolak ?
— M…, qu’est-ce qu’il devient, cet enfoiré ? s’écrie-t-il.
Je bondis :
— Sans char, vous le connaissez ?
— Ben alors ! Vous vous rappelez pas l’affaire Boniffet ?
Je sursaute. Mais oui, ça me revient dans la noisette : Boniffet, le banquier assassiné chez lui par une bande d’arcans qui lui avaient sucré ses lingots dans son coffre.
— Bolak en était ?
— Comme une fleur. C’est lui qui s’était chargé du coffre… Il a écopé cinq ans de dur. Il a bénéficié d’une remise de peine pour bonne conduite. On m’avait dit qu’il était allé se faire aimer en Amérique latine à sa sortie du trou…
— Faut croire qu’il a eu le mal du pays…
— Duquel ? se poile Mignon, l’est autant français qu’une équipe de France de football !
— Rien à signaler sur son barème ?
— Rien pour l’instant. Il a joué au con ?
— Je ne sais pas. Toujours est-il que Pauvel lui envoie des pneumatiques pour lui annoncer qu’une certaine chose sera prête à huit heures du mat…
— Quelle chose ?
— Si vous avez un bon fakir dans vos relations, faudra lui demander, moi j’en ai pas la moindre idée !
— Enfin, tenez-moi au courant.
— Evidemment.
Je raccroche, et j’attends un instant pour quitter la cabine. J’y suis bien pour gamberger à la situation. En sourdine me parvient la voix forte de la Mick… Ni toi, ni moi !
J’ai un léger coup de pompe, dame, après la partie de domino de tout à l’heure. Qui c’est qui n’aurait pas les flûtes en crêpe georgette ?
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