Un soir, tout vibrant d’espoir
Avec mes millions, j’allais pouvoir
Séduire celle qui pour toujours
M’avait refusé son amour …
Je reconnais les paroles approximatives des Millions d’Arlequin , rengaine d’avant les guerres, ayant trouvé refuge dans l’âme-musée du Gros.
— C’est quoi, cet effroyable type ? demande Walti.
— Mon adjoint, l’officier de police Bérurier, présenté-je ; un homme très bien sous tous les rapports, bien qu’il ne change de tricot de corps que deux fois l’an et qu’il porte des chaussettes noires afin qu’on ne puisse voir quand elles sont trouées.
— Donc, vous êtes de la police française ?
— Commissaire San-Antonio. Et vous ?
— Moi, j’appartiens à la C.I.A. ; je m’occupe de la branche « Fox ».
— Ne s’agit-il pas de la police interne de la C.I.A. ?
— Exact.
— Vous enquêtez sur vos propres effectifs ?
— Toujours exact. Plus nos hommes sont efficaces, plus nous les surveillons de près, en vertu du fait qu’il existe des pyromanes chez les pompiers.
— En somme vous ne laissez pas vos pompiers jouer avec des allumettes ?
— Voilà.
Un silence, très relatif, car Bérurier continue de donner l’aubade à la grosse ; il chante faux, mais comme il chante fort, on s’en aperçoit moins.
Il entonne à présent Le cœur est un grelot. Ses prestations vocales me déconcertent quelque peu car je m’attendais à une autre tyrolienne de sa part lorsqu’il a entraîné chère Daisy vers sa couche de volupté.
— Kaufmann aussi appartenait à la C.I.A. ? reprends-je.
— Pourquoi dites-vous qu’il « appartenait » ?
— Parce que votre honorable maison n’emploie pas les morts, que je sache.
Walter Equal bondit.
— Vous prétendez qu’il…
— J’ai moi-même découvert son corps au fond de sa bagnole, sur l’avenue George-V, à Paris.
Mon pote bougne ôte ses lunettes pour les essuyer, comme si elles étaient brouillées par des larmes.
— Bon Dieu de bois, je flairais un truc de ce genre !
— Dites donc, fais-je, j’ai abattu mes brèmes le premier, vous pourriez étaler les vôtres. En prenant les atouts de chaque jeu, on devrait gagner la partie, non ?
— Kaufmann est mon boss, enfin était. C’est lui qui a levé le cas Sliffer et qui a voulu prendre les choses en main.
— Pourquoi vous attachiez-vous à la surveillance de sa bonne femme, s’il était votre patron, Walti ?
— Parce que j’avais des doutes au sujet de Daisy. J’ai bien essayé de les exprimer, en haut lieu, mais on m’a envoyé sur les roses, plutôt mochement. Alors je me suis mis en disponibilité afin de m’occuper d’elle.
— Vous la connaissiez ?
— Je ne l’avais jamais vue avant d’arriver à Marbella.
— Ces fameux doutes, ils sont de quelle nature ?
— Un petit prêteur sur gages de Brooklyn qui servait de boîte aux lettres à un réseau étranger, m’a confié différentes choses intéressantes avant de crever des quatre balles de 9 que je venais de lui grouper dans les tripes. Il ne se croyait pas foutu et tentait encore de se ménager un avenir potable. Parmi ses confidences, figurait celle-ci : « Une “taupe” se trouve parmi vous, il s’agit de l’épouse d’un haut fonctionnaire, tout ce que je peux vous dire à son sujet, c’est qu’elle est d’origine hongroise par sa mère. » Là-dessus, il a rendu l’âme. J’ai fait ma petite enquête : Daisy Kaufmann est d’origine hongroise par sa mère. Sympa, non ?
— Et vos chefs n’ont pas voulu vous croire ?
— Ils la jugent trop conne pour être autre chose qu’une conne, vous voyez le topo ? Ils se sont tout de même livrés à une enquête à son propos, qui n’a absolument rien donné. Et comme je m’acharnais, on m’a fait comprendre que mon obstination n’était pas appréciée. Rien de plus borné qu’une administration.
La porte de la piaule s’ouvre et un Béru hilare, très simplement vêtu de sa chemise et de ses chaussettes se montre, les pommettes rubescentes, l’œil en lanterne japonaise. Sa merveilleuse zézette pend comme le tuyau débranché d’une colonne à essence.
Adieu, je pars et dans mon cœur j’emporterai
Le souvenir de tes grands yeux et leur secret
brame ce phénomène phénoménal qui, à mon sens, est plus que tout autre hors du commun.
Il se tait pour bâiller.
— Vous mangeriez-t-il pas une choucroute ? demande ensuite Sa Majesté. J’ai les crochets.
Au lieu de prendre en considération cette invite, je le refoule dans la chambre. Elle est vide.
— Où est la vieille ? lui demandé-je vivement.
— Elle fait ses p’tites ablations intimes dans la salle de bains.
Et moi, de m’y ruer.
Mais tu sais bien déjà que la chère Daisy ne s’y trouve plus, l’odieuse garce ! Elle s’est cassée par la porte-fenêtre ouvrant sur la terrasse, après avoir vaporisé un léger gaz décontractant dans les narines du Gravos. Il me le confirme d’ailleurs en se marrant.
Je cours sur la terrasse.
Elle n’eut à l’enjamber nulle peine, puisqu’elle s’achève contre une butte fleurie.
— On l’a dans le fion, Walti ! crié-je au copain de la C.I.A.
A mon tour de franchir la balustrade, d’escalader le tertre où des plantes meurtries attestent du passage de Mme Kaufmann. J’atteins un sentier réservé aux jardiniers, lequel plonge entre deux grappes de maisons en direction du chemin principal.
Une fille fabuleuse se prend un bain de soleil sur un muret. Un gabarit hors série, genre mannequin, carrossé déesse. Tout ce qu’il faut pour passer un week-end de rêve loin des emmerdes quotidiennes.
Elle écoute la radio. Française. La meilleure après beaucoup d’autres et avant beaucoup d’autres. Mes potes (car tous les journalistes de radio, qu’elle soit périphérique ou péripatéticienne, sont mes amis) racontent en grande surexcitation l’affaire de Marbella : cet engin non identifié jailli de la mer et qui est allé droit comme un dard dans les zéniths. Des gonziers de la Nasa l’ont repéré à l’aplomb des îles du Cap-Vert, en plein Atlantique ; il paraissait amorcer sa descente. Selon les estimations de sources thermales bien informées, l’on estime qu’il a dû plonger dans la flotte au niveau de l’équateur, à moins de pas beaucoup des côtes brésiliennes.
J’interplume la fille :
— Pardonnez-moi, mademoiselle, auriez-vous vu passer très récemment une grosse dame d’un peu plus d’un demi-siècle, loquée à l’américaine et fardée de même ?
La nymphe aux formes plaisantes se soulève sur les coudes, ce qui donne à pendre à ses mamelles incommensurables.
— La bonne femme qui courait en murmurant des my God, my God !
— Ainsi vous l’avez vue ?
— Elle remuait son gros derrière comme si on y avait bouté le feu, plaisante la généreuse damnatrice en me scrapulant d’un regard vert, intéressé, proposeur et languissant qui file une petite décharge de 220 volts dans mon testicule gauche.
— De quel côté s’est-elle dirigée ?
— En direction de la mer.
« Tiens, me fais-je en aparté, j’aurais cru le contraire. »
Je l’imaginais en fuite, la gravosse, se sachant démasquée, or, au lieu d’aller côté route, elle s’est trissée côté plage, ce qui paraît guère favoriser un sauve-qui-peut.
La fille me darde de ses deux gouttes d’émeraude.
— Elle vous a chipé votre montre, ou quoi, cette bonne femme pour que vous lui galopiez aux fesses ?
— Elle a mon ticket de cabine.
— Vous pensez revenir dans les parages après que vous l’aurez retrouvée ?
Читать дальше