San-Antonio
La vieille qui marchait dans la mer
A Fourni GUIRAMAND
qui a suivi la course de ce livre à la jumelle,
Et qui l'a rejoint,
Avec ma tendresse,
SAN-ANTONIO.
« L’habit d’un arlequin n’est pas plus varié dans ses nuances que l’esprit humain ne l’est dans ses folies. »
Gustave Flaubert
(Mémoires d’un fou)
Première partie.
L'invité
1
Lady M. descend lentement le sentier conduisant à la plage.
Bien qu’elle s’appuie sur une canne anglaise, sa démarche reste majestueuse. Cet étai chromé rend sa silhouette oblique. Elle le plante à chaque pas, avec discernement, soucieuse de toujours faire porter l’embout de caoutchouc sur une surface stable. De son regard intense et pincé, elle sélectionne par avance les points d’appui jalonnant son parcours. Lady M. est très âgée. Ses rides profondes font partie d’elle désormais. Elle ne se souvient plus de son corps « d’avant ». Entre sa somptueuse jeunesse et les méfaits du temps, elle a négocié une sorte d’amnésie qui la préserve des regrets. Elle porte un turban blanc sur sa chevelure platinée. Bien qu’elle descende vers la mer, elle est fardée comme pour une soirée de gala. Son visage raboté, griffé, lacéré et un peu flasque du bas, est une palette chargée des couleurs les plus vives et les plus rares. Le maillot de bain, également blanc, enveloppe un corps cylindrique, sans formes. Sur la poitrine, des fleurs pour verrières de vérandas anciennes, d’espèce ornementale, forment une sorte de « présentation » bleue, verte et jaune. Elles sont faites de menues écailles scintillantes qui créent une forte impression de relief. Lorsque Lady M. traverse un rayon de soleil, un brusque flamboiement part d’elle, qui mobilise l’attention des vacanciers. Ce pôle d’intérêt détourne les regards de ses cuisses flasques. Elle marche nu-pieds et ses orteils déformés se chevauchent. Ses pieds font penser à deux bottes de radis ; sans doute à cause des ongles au vernis pourpre ?
Mais le plus saugrenu du personnage est constitué par un monceau de bijoux qu’elle semble coltiner avec peine, comme un vieux pêcheur ses filets. Des boucles d’oreilles gigantesques comme des lustres d’opéra alourdissent sa tête, des bracelets impossibles à dénombrer tintinnabulent à ses maigres poignets et les serres d’oiseau de proie qui lui servent de mains paraissent gantées d’or et de gemmes.
Elle va par le sentier dallé d’opus incertum. Va, de sa démarche prudente d’insecte transportant plus que son propre poids. Devant elle, le lagon vert est peuplé de planches à voile hardiment maniées par des éphèbes dorés et qui filent dru dans le souffle incessant de l’alizé. Lady M. a un instant d’arrêt, non pour reprendre souffle (de ce côté-là tout va bien) mais parce qu’elle est brusquement charmée par la beauté du panorama. Quand la nature la ravit, comme à cet instant, elle s’immobilise et l’admiration qu’elle éprouve lui donne l’impression de prier.
Ses lèvres au rouge carmin, un peu sirupeux, s’écartent pour un sourire. Elle vit un moment de pure félicité. Lambert, le jeune plagiste de l’hôtel, l’attend, assis sur un flotteur de pédalo. Il paraît en terre cuite. Ses cheveux châtains, décolorés par le soleil, lui donnent une grâce d’archange malgré la petite couette de toréador qu’il porte sur la nuque.
Ce bel imbécile a cru bon de s’affubler d’une boucle d’oreille qui crée l’équivoque quant à ses mœurs ; mais Lady M. sait bien qu’il aime les femmes. Il a toute une cour de jeunes donzelles aux seins nus et au maillot érotique autour de lui et les filles, même très jeunes, ne font pas de ces mines-là aux homosexuels.
La vieille femme débouche sur la plage et Lambert qui l’aperçoit quitte le pédalo pour venir à elle. Chaque matin, à onze heures, ils ont rendez-vous dans le secteur réservé aux embarcations. Le jeune homme offre son bras à Lady M. et ils vont marcher dans la mer. La vieillarde conserve sa canne. Ils avancent très lentement sous les regards interdits de nouveaux vacanciers. Ils s’éloignent du rivage jusqu’à ce que Lady M. ait de l’eau à la taille. Ce demi-bain fait partie de la thérapie consécutive à son arthrose de la hanche.
Au début, Lambert se sentait gêné ; craignant de faire rire. Mais personne, jamais, n’a ri de Lady M. malgré ses excentricités.
Il s’incline.
— Mes respects, Milady.
Le directeur de l’hôtel lui a conseillé la phrase. Il pensait ne jamais pouvoir la proférer. Et puis il a osé et y a pris goût. Il la claironne. Milady ! Chaque fois il pense aux Trois Mousquetaires .
La vieille dame est charmée par la politesse du plagiste. De leur conversation « en haute mer », il appert que Lambert est un fils de bonne famille épris de liberté. Venu en vacances à la Guadeloupe, il a contracté le virus et y est resté, tirant un trait sur ses deux années de médecine.
— Vous avez bien dormi, Milady ?
— Bien sûr que non, mon petit Lambert.
Elle possède un passeport britannique mais parle un français sans accent.
Lady M. ajoute cette sentence, d’une voix en italique :
— Jeunesse qui veille, vieillesse qui dort, sont près de la mort .
Elle ponctue d’un léger rire frileux.
— Vous n’êtes pas vieille, Milady.
Elle regarde le garçon bronzé, ses dents éclatantes, son regard presque vert.
— Vous êtes le tigre le plus poli que j’aie rencontré, assure-t-elle. Comment est l’eau, ce matin ?
— Un peu plus fraîche qu’hier car le vent a soufflé comme un malade toute la nuit.
« Comme un malade » ! Les jeunes d’aujourd’hui sont pleins d’expressions nouvelles qu’ils ne peuvent contrôler tant elles ont investi leur parler.
Lady M. avance un pied dans l’eau. Elle a l’heureuse surprise de la trouver tiède.
Sa patte d’oiseau se crispe sur le bras velu de Lambert. En route !
La béquille sonde le fond de la mer avec prudence, mais Lady M. sait qu’elle ne craint rien avec son chevalier servant. Elle pétrit le biceps voluptueusement car l’abdication des vieillards est toujours plus ou moins feinte.
Depuis la plage, on les regarde s’éloigner. La vieille femme paraît ramer. Les véliplanchistes s’écartent d’eux.
Ils se déplacent un moment sans parler. Lady M. tient dans le creux de sa main droite un billet de cinq cents francs plié menu, devenu à peine plus grand qu’un ticket de cinéma. Tout à l’heure, lorsqu’ils auront atteint leur limite habituelle, elle enfoncera sa canne dans le sable, puis se tournera face à Lambert afin de glisser le billet de banque dans son slip. Sa main ira jusqu’au sexe du garçon. Elle ne le caressera pas mais se frottera contre lui, doucement, avec un art de courtisane qui s’est retrouvée. Elle fourrera la coupure sous les testicules du plagiste. Lui, pendant ce temps, contemplera le large.
Le premier jour, il a réagi et a eu un sursaut ; le billet plié le piquait. Alors il a fourragé dans son maillot de bain et a ramené la coupure sans réaliser tout de suite de quoi il s’agissait : elle était détrempée par sa main mouillée. Lady M. riait comme s’il se fût agi d’une farce. Lambert a balbutié « que c’était trop ». Alors la vieille a déclaré : « Ne dites jamais cela lorsqu’on vous donne quelque chose ; si vous n’attendez pas tout de la vie, vous n’aurez rien ! »
Le billet de cinq cents francs colle à sa paume moite. Elle est émue par ce bras velu, si musclé, auquel elle se cramponne. Il lui revient des ardeurs, des nostalgies de la chair. Mais elle reste sèche parce que les vieillardes ne mouillent plus.
Читать дальше