San-Antonio
Bouge ton pied, que je voie la mer
A Pierre Defendini qui voit la mer
sans avoir à « bouger son pied ».
Amicalement.
San A.
On trouve tout ce qu'on veut trouver dans une œuvre aussi démesurément incohérente.
René Boviatsi (
A propos de l'humanisme de San-Antonio. La Pensée Universelle, 1979)
« En ce cas, servez-vous, cher René Boviatsi. Ce que vous ne voyez pas à l'étalage se trouve à l'intérieur. »
San-Antonio
— Bouge ton pied, que je voie la mer, murmura Véra.
Elle était alanguie sur une vaste serviette de plage dans les tons orange qui renforçaient le brun de sa peau. Son petit menton triangulaire reposait sur le coussin de ses deux mains superposées. Véra portait un slip vert arabe tellement modeste que, si elle avait opté pour la taille au-dessous, elle se serait retrouvée complètement nue. J’aimais le creux de ses reins, le modelé de ses fesses bien dures, le galbe de ses jambes et autres conneries du genre qui font d’une femme une œuvre d’art.
Docilement, je retirai mon pied et elle revit la mer, ce qui n’avait pas de prix.
Elle soupira un « merci » de moribond qu’on vient de lester des derniers sacrements et, aussitôt, ferma les yeux. « L’air était pur, la mer tranquille et la brise endormie », comme disait mon camarade Flaubert, qui mit une semaine, lui, pour écrire cette phrase de Salammbô . Des senteurs d’épices m’accouraient aux narines, d’autant plus stimulantes que midi approchait, réduisant les ombres.
Un gamin chiant comme une crise d’urticaire nous expédia son ballon à tranches multicolores sur le duo. Je le pris pour commencer en pleine gueule avant qu’il ne rebondisse sur la nuque lubrifiée d’Ambre solaire de Véra.
Ma camarade de baise rouvrit les yeux et, comprenant la nature de l’impact ainsi que sa cause, murmura :
— Ce qu’ils sont tartants, avec leurs gosses ! Tout ça pour fabriquer d’autres cons !
Elle se tut brusquement, souleva sa jolie tête de fée et demanda :
— Est-ce que tu vois ce que je vois ?
Je regardai en direction du large et alors je sus vraiment ce qu’est l’incrédulité.
La canne blanche du jeune rabbin fouettait l’air devant lui, heurtant parfois le mollet d’un voyageur qui se retournait, furieux de l’agression, mais se calmait aussitôt en constatant qu’il avait affaire à un aveugle doublé d’un religieux, comme l’écrit si joliment le bon général Bigeard, crois-je me souvenir.
C’était un rabbin angora : barbe arrondie, moustache touffue, favoris épais. De grosses lunettes noires bouffaient le restant de son visage et l’on ne voyait de lui que son large nez joliment ensemencé de comédons plantureux.
Note pittoresque : l’aveugle tenait de sa main gauche la boucle chromée d’une cage à oiseaux habitée par un merle des Indes bien élevé, lequel criait « Good morning » toutes les vingt-cinq secondes.
Le rabbin suivait le flot des arrivants, de son allure suspicieuse d’infirme. La cécité fait loi.
Il parvint à l’escalier automatique conduisant au hall de livraison des bagages. Conscient du danger, il stoppa. Une dame au grand cœur, nommée Irma Marsupied, qui tenait une boutique de prêt-à-porter rue des Frères-Conlavérol, mariée, trois enfants dont l’aîné, un garçon, était en troisième année de médecine, opérée d’un fibrome sans implications l’année précédente, prit le rabbin par le coude en lui disant s’il permettait et il permit en y ajoutant de vifs remerciements avec l’accent yiddish.
Une fois dans le hall, elle le guida jusqu’au dévidoir consacré au vol KL 312 en provenance d’Amsterdam. Elle allait, sur sa lancée charitable, lui proposer de récupérer ses valoches, lorsqu’une jeune femme en tailleur gris machin se pointa : peau jaune hareng saur, cheveux oléagineux, dents proéminentes, regard bigleux, qui fit mille salamalecs (pardon, mille shaloms) au rabbin, lequel se mit à l’appeler Ruth (sur les papiers de la demoiselle il était inscrit « Ruth Habbagga ») et à lui préciser qu’il avait pour tout bagage une valise de raphia sanglée de cuir. Comme Dieu s’occupe en priorité de ceux qui le servent, la valise en question fut livrée dans les premières. La jeune fille bigleuse s’en empara et le couple se dirigea vers la douane. Un athlétique gapian à fine moustache les regarda passer par la porte verte des « rien-à-déclarer » ; s’apercevant que le rabbin était aveugle, il la lui tint ouverte. Le merle des Indes (en fait il s’agissait d’une femme de mainate), le remercia d’un « Good morning » claironnant qui fit sourire le gabelou.
Le couple gagna le parking souterrain. La fille aux tifs huileux guida son compagnon jusqu’à une vieille Ford dont le pare-chocs arrière battait de l’aile. Elle fourra la valoche dans la malle.
C’est alors que deux mecs pas marrants sortirent d’une CX noire garée auprès de la Ford. Ils tenaient l’un et l’autre un feu à la main ; chaque arme était assortie d’un silencieux nouveau modèle, compact, qui ressemblait à une collerette de métal sombre.
— Donne le zoizeau, Isaac ! fit le plus petit, qui était également le plus large.
L’aveugle resta coi. Ses lunettes fortement teintées le gênaient pour regarder ses agresseurs.
— Qu’est-ce qui vous prend ? rebiffa la mocheté.
Celui des deux hommes qui n’avait encore rien dit lui fila trois balles dans le cœur et, presque en même temps, la fit basculer à l’intérieur du coffre. Son compagnon, imperturbable, claqua les doigts de sa main libre.
— Aboule, rabbi, on en prendra soin ; je te promets que je lui changerai son eau tous les jours !
« L’aveugle » tendit la cage. L’autre la prit et vida son chargeur dans le corps du rabbin, en commençant par la poitrine et en remontant jusqu’aux sourcils. Il agit ensuite comme son copain avec la gonzesse, c’est-à-dire qu’avec un minimum de gestes et d’efforts, il parvint à fourrer le cadavre dans le coffiot de la tire dont il rabattit sèchement le couvercle. Après quoi, il déposa la cage sur la malle arrière et ouvrit la porte à ressort.
— Good morning ! lança le merle des Indes.
— Non, good night ! rectifia le tueur.
Il captura l’oiseau, l’assomma sur le coin du coffre et le jeta, tout palpitant, entre l’auto et le mur d’appui.
Avec précaution, il déposa la cage à l’arrière de leur CX et les deux hommes quittèrent le parking pour se rendre là où ils devaient aller.
L’énorme garçon de café promena un chiftir d’une blancheur maculée sur le guéridon ébréché.
— Et pour c’monsieur, c’s’ra quoi t’est-ce que ? questionna-t-il d’un ton hautement professionnel.
— Un crème, répondit distraitement le client, abîmé dans la lecture du Matin qui n’arrête pas le pèlerin, comme dit San-Antonio, cet immense écrivain du XXe siècle après Jésus-Christ.
Le loufiat dont le gilet noir craquait sous les bras, malgré qu’il ne l’eût point boutonné, lança à l’adresse (caisse restante) de la patronne :
— Et un crème, un !
Pinaud, assis à la table voisine du commandeur de café crème, leva un doigt timide et dit, montrant du menton son verre vide :
— Pour moi, la même chose.
Il éclusait du blanc, comme toujours, un muscadet sur lie jaune vif et fruité qui lui comblait le palais et lui faisait fredonner l’âme.
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