J’entre dans un bocal… Qu’est-ce que je déconne, moi j’entre dans un beau hall ; vaste, carrelé de tomettes vétustes, avec les murs crépis de blanc et cirés, des tableaux, des meubles fumants qui feraient saliver Nicole et Madeleine, mes deux chéries antiquaires du Paradou. Une galerie n’ayant aucun rapport, même sexuel, avec Lafayette, surplombe le hall. Un escalier aux balustres polychromes y conduit.
— Hola ! exclamé-je, comme on m’a dit de le faire dans les auberges espagnols lorsque le tavernier tarde à se présenter. Hola ! Y a-t-il (et Vilaine) quelqu’un ?
Nobody answerant , je reprends, trois tons plus haut et une mesure plus loin :
— Madame Kasompez Consigno !
Un bruit enfin se produit à l’étage.
Quelque part, hors champ, une porte s’ouvre, un pas glissant s’approche et je vois surgir une vieillerie plus ancienne que la maison elle-même, de vilain noir pendant vêtue, noir cafard, noir deuil, noir noir. L’apparissante tient à la fois de la duègne, de la religieuse (j’irai en bouffer une tout de suite après que j’aurai fini ce bouquin à la con) et de la chaisière rance.
— Qu’est-ce que c’est ? elle demande d’un ton que, ben mon vieux, je ne voudrais pas avoir un aspirateur ou une assurance vie à lui proposer.
— Je voudrais rencontrer la señora Kasompez Consigno pour une affaire de la plus vive importance !
— C’est impossible, grince la girouette déguisée en duègne, Doña Kasompez est au plus mal.
— C’est-à-dire ?
— Elle vient d’avoir une crise cardiaque, le docteur est à son chevet.
— Puis-je la voir néanmoins ?
— Vous n’y pensez pas ! De quel droit ?
— Je vais vous expliquer, déclaré-je péremptoirement en gravissant en trois enjambées l’escalier.
La vieillarde garde ses bras croisés. Elle a l’air vachement hostile sous son étrange bonnet noir formant cornette plus ou moins. Me darde de ses vilains yeux sans mansuétude ni strabisme.
— Je suis un haut fonctionnaire français, lui déclaré-je en lui montrant ma brème. La señora Kasompez Consigno a fait appel à moi dans la soirée et m’avait donné rendez-vous. J’ai des craintes pour sa santé. Je veux savoir si cette crise cardiaque est naturelle ou… provoquée.
— Qu’allez-vous imaginer ! égosille la madame en noir.
— Qui êtes-vous ? coupé-je.
— Sa camériste.
Mince, elle fait dans l’austérité, la veuve diplomatique. Avoir à son service un catafalque pareil, c’est pas la joie !
— Je ne partirai pas d’ici sans l’avoir vue et parlé à son médecin.
Son regard est maintenant comme les pointes de deux banderilles. Tellement charbonneux que si je fumais, il s’enflammerait.
— Si je n’ai pas satisfaction, enchaîné-je au point de croix, j’irai à la police faire part de mes doutes.
La vacharde renifle.
— Je vais voir ! dit-elle.
Elle gagne le fond du couloir et disparaît dans une pièce dont elle ne referme pas la porte complètement, si bien que j’y fonce sur la pointe des pinceaux, tu te doutes et coule un z’aeil suave à l’intérieur. Belle chambre, pompeuse, alourdie de tentures. Le docteur se tient assis sur le lit et contemple sa patiente que, de ce fait, je ne peux voir. La duègne lui gazouille mes exigences à l’oreille. Il lui répond à voix basse. Elle ressort et me fait signe d’entrer. Le médecin est un jeune mec portant de grosses lunettes d’écaille. Pourquoi son physique me rappelle-t-il confusément quelqu’un ? Qui ? Impossible de me souvenir. Probablement l’ai-je aperçu au Fuente dans la soirée ?
Je le salue et m’approche du lit.
— C’est grave, docteur ?
— Assez pour que je demande son transport en clinique.
— Infarctus ?
— Non, ça.
Il me désigne deux bouteilles de scotch à peu près vides. L’une a roulé sur le tapis, l’autre est couchée sur la table de nuit.
— Coma éthylique ?
— Exact.
— Elle buvait tant que ça ? demandé-je à la camériste, laquelle est encore plus noire que sa patronne, noire comme la Sainte Inquisition.
— Hélas, répond la dame.
Je me rappelle ce qu’a déclaré le garçon de l’ El Chibro « Elle se torche une boutanche de bordeaux au bar »…
La Doña Kasompez-j’sais-plus-où a les yeux révulsés, les lèvres retroussées, le souffle court.
Une sacrée tronche de poivrote, je dois en convenir. Elle n’a pas besoin de se farder : la couperose s’en est chargée une fois pour toutes. Tuméfiée par l’alcool, la pauvre. Boursouflée, rêche, moche à hurler au clair de lune. Elle porte une robe de lainage malpropre, constellée de taches pas encourageantes. Des mi-bas tire-bouchonnés (pour une ivrognesse, ça s’impose) s’arrêtent aux mollets bleuis par une mauvaise circulation. La vraie épave !
— Je voudrais vous poser certaines questions, madame, dis-je à la vieille.
— De quel droit ?
— Il ne s’agit pas de droit, mais je…
— Vous reviendrez demain, vous devez comprendre que j’ai d’autres occupations en ce moment.
C’est sans jambages, sans ambages non plus. Force m’est de m’incliner.
— Je descends téléphoner à l’hôpital, annonce le docteur.
Il se casse.
La chambre pue l’alcool. Et puis une odeur plus subtile et plus désagréable de femme seule. Ici, tout est luxueux, tout est noble ; chaque meuble vaut son paquet de pesetas. Il y a des statues un peu partout : en bois, en pierre, cela va du XIIIe au XVIIe siècle, lequel commençait déjà à merder sérieusement. Un grand désordre rompt l’harmonie de l’endroit. De même que les rideaux qui aprofusionnent, les housses des sièges. Entre les bras d’un fauteuil, j’avise une cage à oiseaux. Vide.
Je la désigne à la vieillarde :
— Il s’est envolé ?
— Il est mort la semaine dernière. Elle a eu beaucoup de chagrin, c’était un oiseau parleur.
— Il parlait en quelle langue ?
— En français ; elle est française, elle aussi.
J’opine, donc je suis. Et même qu’à force d’opiner on devient plusieurs.
— A quelle heure puis-je vous rencontrer demain ?
— Quand il vous plaira, je ne bouge pas d’ici.
Elle semble s’être radoucie quelque peu.
Je la salue. Elle me raccompagne sans mot dire. Dans le hall, le docteur explique à l’hôpital qu’il faut réserver une chambre seule, et se préparer à un lavage d’estomac, et puis encore des trucs médicaux.
Me revoici dans la rue. Le vent s’est levé et agite les branchages persistants des grands massifs de la placette. Je me sens tout contrit. Je foutrique, ce qui n’est pas mon genre. Je marche mollement, traînant une impression bizarre, inconfortable. Pourquoi cette pocharde m’a-t-elle contacté ? Et, l’ayant fait, pourquoi s’est-elle shootée au scotch ?
Je me retourne. La vieille est embusquée à une fenêtre du premier, elle me regarde partir. Vite elle retire sa frime impossible, mais j’ai eu le temps de la retapisser et je lui adresse un signe.
Mon lutin personnel, celui qui vigile pendant que je roule (des mécaniques) allume le bleu dans mon cervelet, ce qui, suivant nos conventions, signifie que je suis en train de déconner. Quand il met le rouge, ça veut dire danger, naturellement. En quoi déconné-je ?
Je cherche ardemment en redescendant vers El Chibro où je compte m’en jeter un de mieux et bavasser encore avec le loufiat.
« De la discussion jaillit la lumière », a écrit je me rappelle plus quel sombre con, alors que la discussion complique tout, embrouille tout et se révèle source d’incommunicabilité. Le silence, un regard, des larmes, oui, ça, bravo ! La voici, la véritable éloquence. Mais jacter ! Patati, patata, mon cul ! Lui demander quoi que je ne sache déjà ?
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