Dans le fond, il y a un brin d’estrade où deux vieux guitaristes guitarent avec application, tandis qu’une danseuse andalouse fait onduler ses froufrous pourpres en tapant dans ses mains et claquant des talons, olé !
La salle est à demi vide, ou à demi pleine, selon qu’on est pessimiste ou optimiste, comme je dis souvent. Clientèle composite. Il y a du touriste teuton, blond et luisant, dodu, bièreux. Et aussi de l’indigène : bourgeois andalous de sortie, venus écluser un godet entre amigos. Un loufiat saboulé en toréador cradingue me guide à une table vide après m’avoir demandé si j’étais seul, ce qui pourtant me paraissait plutôt évident.
Bon, je confie ma partie pile à une banquette garnie de coussins secs comme des biscuits mais plus durs, et je commande un xérès, vu qu’il vaut toujours mieux consommer les produits de la ferme.
Les quatre bougies fichées dans mon chandelier de fer forgé me chauffent le visage.
J’examine les lieux, observant la faune, à défaut de flore, laquelle est toujours plus jolie. D’instinct, je cherche un homme seul : « M. X », mais il n’y a pas d’homme seul, de femme non plus. La plus petite tablée, excepté la mienne, se réduit en un couple d’amoureux, des Belges, qui se bouffent la gueule à salive que veux-tu, excités par la musique ibérique.
Le xérès est exquis. La danseuse espanche file un dernier coup de ses gros talons presque orthopédiques sur le plancher de l’estrade et se laisse applaudir. Une personne dodue. Les Espinglettes, tu noteras que la paella et la tortilla carbonisent leur ligne. Toutes jeunes encore, elles se bichent des tours de taille de chanoine flamand, laquelle Flandre fut occupée par l’Espagne, tu te rappelles : je t’avais appris la nouvelle l’année dernière à Marienbad ?
Contente de son succès, cette trépignante s’avance dans la salle, souriant aux uns, aux autres et à moi-même pour finir.
— Puis-je m’asseoir à votre table, señor ? elle me demande avec beaucoup de classe.
Mon premier mouvement serait de refus, si le second n’était d’acceptation car j’ai horreur de refuser ma table à une dame, et puis aussi parce qu’il n’est pas exclu que ce soit cette vaillante croupionneuse qui ait à me causer, après tout.
Je me soulève, le temps qu’elle prenne place.
— Que puis-je vous offrir, señora ? m’empressé-je.
D’ordinaire, les entraîneuses se lancent dans le coûteux pour faire cracher le clille : champ’ ou cocktail.
— Je prendrai la même chose que vous, señor .
Elle étale son abat-jour à volants multiples et superposés autour de ses jambes croisées. Elle dégage une forte odeur de brune, d’Espagnole et de danseuse. Béru reniflerait madame, il fumerait des naseaux, ce pauvre biquet qui est en train de se remettre de sa fâcheuse inhalation à l’hosto de Marbella.
— Vous êtes francés ? questionne la belle danseuse en mettant un peu de poudre par-dessus sa barbe, car les dames espagnoles n’ont pas besoin d’être travelos pour devoir se raser tous les dimanches matin avant la grand-messe.
— Oui, je le suis, du pôle Sud au pôle Nord, jolie señorita si brune quand luit sur la plaza, la lune, réponds-je à la dame farineuse.
J’attends qu’elle m’entreprenne sur le quelque chose de mystérieux qui devrait m’échoir céans, mais elle se lance sur un tout autre sujet.
— J’imagine que vous seriez curieux de connaître l’amour andalou ? elle m’interroge en me brûlant le pourpoint par inadvertance.
— Ce serait mon rêve le plus fou, avoué-je.
— Je peux vous initier, affirme-t-elle en me souriant à pleine pâte, vu qu’elle manie le rouge à lèvres avec une truelle.
— Confiez-moi votre catalogue, je l’étudierai à tête reposée, promets-je.
Elle fronce ses beaux sourcils pompidoliens.
— J’ai un ravissant studio à deux rues d’ici.
— J’en suis heureux pour vous. Tout joyau a droit à l’écrin qu’il mérite.
— Je serais heureuse de vous en faire les honneurs, señor .
— Ce sera pour mon prochain voyage, la remercié-je ; dans l’immédiat, j’ai les glandes essorées.
Elle hoche la tête, vide son godet de xérès et se lève.
— Dommage, j’aurais aimé vous compter parmi mes amis, soupire la dame à l’huile d’olive dénaturée.
— Chère grande artiste ès castagnettes, lui réponds-je, on peut devenir l’ami d’une jolie femme sans poser son pantalon.
Elle hausse imperceptiblement ses grasses épaules de charcutière en préméno et disparaît.
Pour moi, l’attente commence.
Comme au bout d’un quart d’heure rien ne s’est produit, je hèle le loufiat, car les serveurs sont un dans cet établissement, le reste du personnel étant féminin du fait de la grosse vachasse qui débarrasse et nettoie les tables après usage.
Le garçon s’amène.
— Servez-moi la même chose, sollicité-je de son extrême bienveillance. Et puis dites-moi…
— Señor ?
— N’êtes-vous pas allé commander un taxi pour le compte d’un client du Fuente ?
Il semble plutôt surpris.
— Mais oui, en effet.
— Je suis ce client.
— Ah ! très bien.
— Où se trouve la personne qui vous a chargé de cette course ?
— Mais… elle a commandé par téléphone, señor .
— Vous avez donné cent pesetas au chauffeur ?
— Oui, pourquoi ?
— Vous n’avez pas donné de l’argent pour le compte de quelqu’un que vous ne connaissez pas. On n’accorde pas de crédit à une voix anonyme au téléphone.
— Mais, je connais la personne, señor .
— Pourquoi ne me le disiez-vous pas ?
— Parce que vous ne me l’avez pas demandé.
— De qui s’agit-il ?
— Doña Kasompez Consigno.
— Je ne connais pas cette dame.
— Elle est veuve. C’est une Française qui a épousé un diplomate de l’ancien régime, assassiné l’an dernier.
— Vous la connaissez bien ?
— Elle vient plusieurs fois par semaine vider une bouteille de bordeaux.
— Seule ?
— Parfois elle se fait des connaissances ici.
— Vous ne l’avez pas vue, ce soir ?
— Pas encore, mais elle passera probablement puisqu’elle vous a envoyé chercher.
— Où demeure-t-elle ?
— Au bout de la rue, une très ancienne maison qui fait l’angle, il y a un balcon de bois tout autour et la porte est particulièrement belle, elle est représentée sur des cartes postales de Marbella.
Je le remercie d’un billet qu’il enfouille avec gravité.
— Comment se fait-il qu’elle vous charge de fréter un taxi, elle ne peut donc pas le faire par téléphone ?
— A cette heure, il est rare que ça réponde à la station.
Je poireaute encore un chouïa, puis, comme la situasse demeure inchangée, je me dis que je vais aller voir la dame chez elle.
Tu ne ferais pas pareil à ma place, avoue ?
La demeure de Doña Kasompez Consigno est un pur chef-d’œuvre de l’époque Renaissance espagnole gaufrée. Je te la décris pas parce que tu t’en branles, toi y a que le cul qui t’intéresse. Tu parles d’abord, tu penses après, mais jamais à ce que tu viens de dire. Aucune importance, je te prends tel que tu es, avec ton absence de qualités et tes défauts. Chacun a les siens, pas vrai, l’artiste ?
Qu’il te suffise donc de savoir que, ayant admiré, moi l’esthète (à claques), cet incomparable joyau de l’architecture espingouine, je me décide d’y sonner.
Il y a de la lumière derrière les volets clos, et pourtant on ne vient pas me délourder. J’insiste, de façon de plus en plus pressante, mais en vin, en pain, en pan y vino. Casse la tienne : j’utilise mon sésame. La serrure vénérable est si sommaire que même toi tu es plus compliqué qu’elle ; je l’ouvrirais, cette grosse bébête, avec un cure-dent, voire un ticket de métro.
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