— Pas à la fois, mais successivement, la remercié-je.
— Il est très évident, est en train d’affirmer, Walter Equal, que la guerre éclatera sous peu. Les Soviets y sont contraints, non par idéologie mais par nécessité alimentaire. Ils ne peuvent se priver longtemps encore du blé européen. Les marchés sont fragiles. On peut les rompre. Ils doivent donc conquérir ce qui leur manque ; la Pologne et l’affaire des missiles sont des prétextes pour justifier une invasion. Le monde entier sait cela, VOIT cela, il n’y a qu’en Europe qu’on s’obstine à ne pas y croire. J’ai le regret de vous dire que vous êtes devenus des autruches, monsieur. Je vous soupçonne de n’avoir plus comme arme dissuasive que la prière. Et encore, priez-vous en cachette !
Achille acquiesce.
— Enfin un homme qui dit tout bas ce que je pense tout haut dans ma tête, me prend-il à témoin.
Lancé, l’autre repart, d’une voix passionnée.
— Vous passez votre temps à vitupérer l’Amérique, mais vous vous blottissez sous son porche en espérant qu’elle va vous ouvrir sa porte et vous mettre à l’abri, reprend Equal. Fâcheuse erreur. L’Amérique ne commence jamais les guerres, cher monsieur : elle les termine. Cette fois encore, elle la terminera ; seulement il n’y aura plus beaucoup d’Européens au défilé de la victoire.
— Vous êtes pessimiste, lâché-je pour dire de dire.
— Objectif ! rectifie le Noir. On taquine trop l’apocalypse pour qu’elle ne se produise pas un jour très prochain.
Il hausse les épaules.
— Mais après tout, qu’importe : l’homme, comme l’herbe, repoussera toujours. Il suffira d’un couple préservé pour recommencer le monde…
Et là-dessus, Véra revient, mission remplie ; le Gros crèche au F 1. On se commande une nouvelle quille de champ’, la désœuvrance vacancière poussant à l’alcoolisme.
L’homme qui ne travaille pas s’ennuie. L’ennui incite aux excès. On meurt de son temps disponible. D’ailleurs on meurt de tout, principalement de vivre. Exister est une position intolérable. « Ils » ne s’en rendent pas compte, dans l’ensemble : grâce au Ciel ; merci, Seigneur.
Un type passe devant notre table, marque un temps d’arrêt qui me fait lever les yeux sur lui.
Tu sais qui ?
Bob Landon ! Le gus qui m’a châtaigné de première au Charles Quint. Il lève sa dextre à la hauteur de son épaule en agitant les doigts pour un salut aimable. Pas sardonique, gentillet. « Hello ! Hello ! » Tu mords ?
Je lui souris : « Hello ! Hello ! Bobby ! Tu vas voir ta gueule un de ces prochains quatre matins, mâtin ! » Comme si on dérouillait l’Antonio à sa guise, sans subir les représailles. Moi, quand je tends la joue gauche, c’est à Félicie, pour la double bise, sinon point à la ligne.
En attendant, je me demande, tu le conçois, les raisons de cet arrivage massif et inattendu : Béru, Mélanie, Bob ! Tout le monde au Fuente ! Qu’on se le dise ! Les premiers arrivés seront les premiers servis ! Beaux soirs d’Espagne ; ô merveilleux soirs d’amour…
Bob se dirige vers le bar, sans plus s’occuper de ma pomme. De dos, il fait plus athlétique encore. Notre pote le dieu noir, continue de prophétiser des calamités surchoix, qu’en comparaison les prédictions de Notre-Tradamus c’est l’horoscope du jour de Mme Soleil. Et comment nous allons être décimés proprets par les Popofs, sitôt que Près-d’Genève (comme l’appelle Bérurier) aura chaussé ses pantoufles de sapin mouluré.
Il me les casse, l’artiste, à force. On est insouciants, nous z’autres Français. Faut pas que ça poisse trop longtemps. On finit par lâcher prise, se dire qu’on s’en démerdera le moment venu. Y aura fatalement un biais, non ? Une issue de secours dérobée ?
Le sigle du Fuente , c’est son initiale très tarabiscotée et même plus encore, moi je trouve, mais je peux me tromper. Il s’étale sur la poitrine de l’employé qui s’avance, le nez levé. A la recherche de qui ? Allons, dis-le ! Tu brûles : oui, de moi ! Gagné ! Le lot ? Une capote anglaise de Béru ; veinard, tu pourras t’en confectionner un bonnet.
Le chasseur que je te fais état me connaît car c’est lui qui m’a porté mon bagage naguère.
— Un message pour vous, señor , il me dit, avec un accent grave sur le « n » de señor .
Chose que nous ignorons en France, où la gravité n’est de mise que lorsqu’on discute avec son contrôleur des contribuances.
Le « message » consiste en une méchante enveloppe de couleur jaune-pisse, de bas bazar, recelant une feuille de bloc lignée dont la qualité est du même niveau.
Le texte dit comme ça, en français :
Commissaire ,
Je sais des choses qui vous intéresseraient, venez donc me rejoindre au bar El Chibro, dans le vieux quartier de Marbella, disons à minuit puisque c’est l’heure du crime. J’ai de l’humour, n’est-ce pas ?
Respectueusement vôtre.
Signé X
Quelques fautes d’orthographe et l’écriture tarabiscotée m’inclinent à penser que mon correspondant n’est peut-être pas français. Mais il ne s’agit là d’une simple indication, non d’une preuve, les deux quarts de mes concitoyens étant analphabètes et un autre quart, inculte.
Nouvelle surprise. De taille. Qui donc me sait, ici ? Je suis bombardé de petits coups de théâtre. Il pleut de la stupeur comme il pleut sur Abbeville, disait Popaul.
— Qui a apporté cette lettre ? demandé-je au groume.
— Un taxi, señor .
Je lui vote une belle pièce toute neuve, il me regracias muchas, se dé-bar. Ma Rolex duralex marque vingt-deux heures quarante, plus un peu de petite monnaie dont je te fais cadeau. Le couple Béru-Mélanie s’est évacué pendant l’intermède. Je réprime un faux bâillement qui donne naissance à un vrai et prie mes compagnons de table de m’excuser : je me suis couché tard la nuit précédente, ayant vérifié le bilan de la société à tonton et je dois roupiller.
L’ami Bob est toujours accoudé au rade d’acajou, les coudes écartés devant une conso opaline.
J’adresse un bonsoir circulaire et je me taille. Un petit vent du large agite la tronche des palmiers. Une cascade bidon roucoule menu sous des plantes aux feuilles larges comme les étiquettes du général de Gaulle, le pauvre, s’il revenait, lui qu’aimait tant Mitterrand !
Je descends le sentier enchanteur. De la musique me parvient, ténue… Je m’assois un instant sur un banc aguicheur, blotti dans un renfoncement de végétation, afin de savourer la qualité du moment. Il fait frais, les spots disséminés dans les touffes des plantes exotiques (elles le sont pour nous) composent une féerie dont on oublie la conception artificielle. De nos jours, la nature se compose comme un bouquet se bichonne.
Je réfléchis à feu M. Kaufmann, qui raffolait du radada à crinière, le chéri. J’évoque Sliffer. Sa « pseudo » grande fille qui n’a fait qu’un passage dans ma vie. Je pense à chère Daisy, écroulée devant son poste de téloche, avec sa crevette à poils et ruban sur les cuisseaux. Un serveur passe en chantonnant, porteur d’un plateau chargé de champagne et de coupes à.
— Qui est-ce qui a gagné ? je lui fais.
Il me file trente-deux perlouzes dans les rétines.
— Le Real : 3 à 2.
— Bravo !
Il repart, heureux d’avoir vaincu l’Angleterre, ce soir, par équipe footballeuse interposée. Un bruit de verre brisé retentit. Ce glandu a fait basculer son plateau, tu veux parier ? Il geint, je me précipite. Et tu sais quoi ? Il est là, bras ballants, sidéré.
Faut dire qu’il y a de quoi : deux corps gisent en travers du sentier : Béru et Mélanie ! Je me jette à genoux pour assister, prier, bref, me rendre utile.
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