Je n’avais pas dormi de la nuit, ou alors pour sombrer dans des cauchemars qui depuis me suivaient partout comme des chiens, de la chambre à la salle de bains, de l’escalier à la cuisine, sur la terrasse où nous avions déjeuné avec Alice, à la plage et jusque dans la mousse de ma bière… En page deux du Télégramme , on ne parlait plus que du meurtre du député : des douze Irakiens, dont trois enfants, massacrés dans le week-end, rien ou presque. Des spécialistes de l’antiterrorisme étaient sur l’affaire, toutes les pistes seraient vérifiées, toutes les filières remontées. Car personne n’était au-dessus de la justice : nul. C’était marqué noir sur blanc par l’éditorialiste. Il suffisait de lire.
Depuis, les mouettes qui tout à l’heure festoyaient dans la vase tournoyaient au-dessus de moi comme autant de mauvais augures. J’étais seul à la terrasse, Alice était partie « faire les boutiques » dans le petit centre-ville, prétextant n’avoir plus rien à se mettre. Ce n’était pas faux : outre le sac à patates qui lui servait de pantalon, elle portait depuis trois jours sa chemise de garçon trop grande, une vieille paire de Springcourt blanche et le K-Way que nous avions apporté au mariage au cas où on dormirait dehors.
Nous avions passé l’après-midi sur la plage du Corsen, réputée pour son sable blanc, ses rouleaux et ses homos. Hormis le cauchemar de la nuit passée, ma haine pour moi-même et un vendeur d’herbe pas mauvaise du tout, personne n’était venu nous importuner. Alice s’était même baignée, deux fois. J’en avais profité pour relire le carnet-mode d’emploi du revolver.
Il consistait en quoi au juste, son jeu ? Une espèce d’autoanalyse à la tire-moi dessus ? Ce n’était pas en tuant des gens que j’allais résoudre mes problèmes. Et puis si Alice était la championne des jeux de plage dadaïsto-lacaniens, qu’est-ce que tout ça valait aujourd’hui ? J’allais dire quoi aux flics ? « Excusez-moi, c’est ma vieille copine Alice qui m’a offert un Smith & Wesson quelques heures avant le meurtre mais je n’avais pas lu le mode d’emploi, il était caché sous les Mémoires de Lacenaire, le fameux hors-la-loi, et un couple de vieux amants a débarqué au moment où je découvrais mon cadeau d’anniversaire : vous comprenez ? »
Non, personne n’allait rien comprendre. Car c’est bien moi qui avais appuyé sur la détente. Alice m’avait certes refilé un cadeau empoisonné, mais elle n’avait rien à voir dans ce qui était arrivé.
J’achevai ma bière en considérant d’un œil torve les mouettes qui ricanaient au-dessus du port et attendis, maussade. Griffonnai quelques mots sur le carnet de voyage acheté un peu plus tôt dans un bazar, en vain : l’océan avait beau m’aguicher avec ses reins d’écume, la mort du député me polluait l’esprit.
Passant à hauteur, une mouette me conspua.
Pauvre conne.
J’en étais là quand la brise laissa échapper un petit morceau de papier du carnet que je consultais, papier qui après un bref envol s’échoua sur la table humide.
L’écriture était fine, déliée :
Y a-t-il une ou plusieurs raisons de regarder son masque ?
[] pas le temps
[] oui
[] TRM
Je ne pouvais plus me voir en peinture, ni en masque, en rien.
Alice arrivait comme si de rien n’était, silhouette dégingandée dans le pantalon sans forme qu’elle traînait toujours. Son nouveau tee-shirt, en revanche, était très joli.
— Alors ? elle demanda.
— La DST est sur le coup, dis-je en désignant le journal posé sur la table.
— Tu croyais peut-être qu’ils allaient envoyer Rintintin ?
Comme la patronne du café approchait, Alice commanda un verre de vin blanc. Du coup moi aussi. Un double.
— Ils ont des témoins ?
— Non. Enfin, ils n’en parlent pas…
— C’est déjà ça, dit-elle, stoïque.
— Parce que avec la DST au cul, tu t’imagines peut-être qu’on va s’en sortir ?
— Ça dépend.
— De quoi ?
— Bah ! De toi ! fit-elle comme une évidence.
— On est deux dans cette histoire, non ?
— La petite, tu y as pensé ?
Je ne faisais que ça…
*
Alice avait les cheveux bruns, au carré, avec une frange courte coupée un peu n’importe comment — à se demander si elle ne le faisait pas elle-même, ou exprès. Ses yeux étaient bleus mais il ne fallait pas s’y tromper : c’est elle qui avait ramassé le revolver sur le trottoir, elle qui m’avait traîné jusqu’à la Poubelle, qui avait pris le volant et décidé de fuir plutôt que de me laisser en pâture à la justice.
C’est toujours elle qui avait trouvé une planque chez son copain d’enfance et décrété la politique de l’autruche en attendant de voir comment les choses évolueraient.
Pourquoi prenait-elle tous ces risques ? Mes beaux yeux ? Il n’avait jamais été question de ça. Je la trouvais seule, contraceptive, animale, odorante et résolue à une discipline de fer. Pas du tout mon style. Nous cultivions nos différences avec assiduité, collaborions de loin et nous retrouvions pour les vacances sans cesser de nous écrire le reste du temps. Alice était ma meilleure amie, la fille avec laquelle j’aimais passer le plus de temps. Nous ne parlions pas beaucoup de nous, encore moins de nos amours — fulgurants, interchangeables, saisonniers. Je connaissais ses photos, ses graphismes et ses dessins, ses idées tordues, sa forte propension à subvertir son entourage mais à peu près rien de son passé, ni même ce qu’elle fichait au Pays basque. Je savais qu’elle y avait un frère et qu’elle y faisait des « expos ».
Des expos de quoi ? De flingues ?
La lune pliait sous le poids des nuages. Les yeux mi-clos, j’observais les ombres qui dansaient au plafond de la chambre.
La maison de Philippe Mavel était silencieuse, le temps suspendu aux bruissements des arbres. Alice dormait dans la chambre d’à côté, le vent envoyait ses murmures à la mer toute proche. La police à mes trousses, la petite sur le carreau, l’instinct de mort, toute cette bouillie qui s’accumulait dans ma tête et rien qui me permît d’en faire une pensée.
Je songeais aussi aux Viocs, à mes parents, qui n’avaient rien trouvé de mieux que de mourir au printemps sur l’autoroute du soleil, à mes autres frères et sœurs, dispersés aux quatre vents… Je songeais surtout à Philippe, le cadet, dont je me sentais si proche… Les bruits de la nuit me rappelaient la colonie de vacances où je passais tous mes étés, sans lui, près de Quiberon, quand la lueur du phare traversait le dortoir avant de repartir vers le large sans jamais donner signe de lui…
S’il est vrai qu’on ne choisit pas sa famille biologique, j’avais appris à m’en passer. Mes parents faisaient en effet partie de ces gens que la fusion rend mauvais. Inconscients, inconséquents ou égoïstes, ils avaient semé des enfants comme on plante des fleurs dans la mauvaise herbe : pour voir si ça pousse. Et quand ça poussait, ils laissaient le bouquet aux grands-parents qui, ravis de la récolte, s’occupaient de notre éducation. Chacun d’entre nous avait ainsi passé ses week-ends et ses vacances dans la grande maison de La Baule, chez les Viocs, avant de partir pour l’école primaire et la pension. Dès lors les parents ne revenaient plus qu’un week-end sur deux, toujours chez les grands-parents, ou pour les vacances, que nous passions le plus souvent à la colonie. Les parents passaient à l’occasion, notamment pour les fêtes.
Je les avais croisés pour la dernière fois à la mort de Philippe, qui venait de se tirer une balle dans la tête — ça n’allait pas fort. Les parents étaient venus avec leur camionnette, ils avaient demandé les clés aux flics, puis vidé la chambre (tout au plus le matelas pouilleux, la table de camping, le réchaud et les trois babioles que traînait le malheureux), avant de repartir dans leur propriété de Royan, me chargeant au passage de régler les frais d’obsèques… Avec le recul, ils me faisaient penser à ces scorpions qui, lorsqu’une de leurs larves tombe du dos qui les porte, choisissent de la dévorer.
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