Maintenant qu’ils étaient morts, qu’avais-je donc à cultiver la haine qu’ils m’avaient apprise ? Par fatalité ? Atavisme familial ? Ces brutes avaient si bien cassé mon univers que, depuis, c’était comme si je passais mon temps à essayer de le relever… Bon Dieu, je ne voyais pas qu’il était mort, ce putain de monde ?! On ne négocie pas avec le passé : il ne reviendrait pas et au fond n’avait jamais été. Ce soir-là, dans mon lit, je sentis le côté dérisoire et pathétique de mon combat… Alice avait raison : si on ne choisit pas sa famille, on peut l’envoyer au diable.
Il fallait tout recommencer, depuis le début.
Elle dormait en chien de fusil à la lueur du Velux, une main agrippée au drap, l’autre enfoncée dans la bouche, entre le pouce et l’index, comme elle faisait souvent. J’ai approché doucement :
— Tu dors ?
Aveuglée par le filet de lumière qui filtrait du palier, Alice eut un geste de repli.
— Oui.
Je devais faire une drôle de tête.
— Qu’est-ce qui se passe ? dit-elle.
— C’est au sujet de ton jeu…
Alice se réveilla alors complètement : j’acceptais.
La boîte à chaussures trônait sur la table du salon. Même les canaris s’étaient tus. Alice ouvrit la petite trousse de couture qui se trouvait à l’intérieur, saisit le paquet de « Zouave » et ôta une feuille extrafine du paquet.
— Tiens.
Alice s’éclipsa avec le reste de la boîte et referma la porte derrière elle, me laissant seul dans le salon, avec mon bic noir…
J’observai le crayon et le papier comme s’ils allaient bientôt me répondre. C’était ma première confession païenne, et j’hésitais un peu — où commencer ? Je cherchai un moment l’inspiration par la fenêtre mais le ciel me passa par-dessus, tous feux éteints. Alors sans fioritures, en quelques mots bien sentis, j’enterrai mon enfance. Du moins sur le papier…
Des effluves de poisson naviguaient çà et là quand j’entrai dans la cuisine où Alice bricolait, un vieux pull sur les épaules. Devant elle, sur la table de bois, une balle de calibre .44, l’épingle à chapeau et deux petites pinces. Je déposai le bout de papier criblé d’encre fraîche près du revolver.
— Tu crois que ça servira à quelque chose ?
Deux petites rides sabraient la commissure de ses yeux quand elle répondit :
— On va bien voir…
Serrant le sertissage à l’aide de la pince, prenant soin de ne pas renverser la poudre et la bourre, Alice ôta la douille et disposa le tout sur la table de bois. Je remarquai alors que la balle avait été perforée dans le sens de la longueur… Sans lire un mot de ce qui était écrit sur le papier à cigarette, adroite, méticuleuse, Alice roula le message secret et, s’aidant de l’épingle à chapeau, le glissa dans la minuscule anfractuosité cylindrique prévue à cet effet. Je hochai la tête, impressionné. Enfin elle remit la bourre, cala le projectile dans sa douille et referma le sertissage avec le même brio.
La balle était prête.
— On y va ?
Il faisait nuit noire dehors ; on a traversé la départementale qui passait au bout du chemin et suivi la lune jusqu’aux rochers de Trégana. Alice filait en tête à travers la lande, silhouette vague parmi les joncs que je suivais à la trace. Le vent grondait plus fort à mesure qu’on approchait des récifs. D’après elle, personne ne viendrait nous importuner. Alice venait là fumer des cigarettes avec Philippe Mavel : à part un ancien moulin à grain, le coin était désert.
Une volée d’embruns nous cueillit en bordure de précipice. En contrebas, la mer glissait sous la falaise, en ressortait toute blanche, dans un bruit de tonnerre… Alice fouillait dans son sac.
— Tiens, dit-elle.
Le Smith & Wesson luisait sous la lune, imbécile et lugubre. J’hésitai un instant avant de l’empoigner. Dans ma main, l’arme était lourde, menaçante. Alice recula d’un pas. Seul devant la mer, pensant à tout, à rien, au reste, j’armai le chien et visai le ciel… L’écume crachait sur les cailloux en contrebas comme moi sur mon passé : d’un coup sec, je logeai le cadavre de mon enfance tout là-bas, à la belle étoile.
Mc Cash avait perdu son œil à Belfast, lors d’une rixe dans une taverne infestée de soldats anglais. Depuis cet accident de jeunesse, l’Irlandais ne se faisait aucune illusion : pour les gens, il n’était qu’un bandeau. Un bout de cuir noir au travers du visage, guère plus. Pour preuve, son infirmité avait l’heur d’amuser : Moche Dayan était pour lui un surnom courant. Pour les plus jeunes, c’était « le pirate ». Dans tous les cas, Mc Cash passait « aperçu ». Ou plutôt, il ne passait jamais pour ce qu’il était. Son image l’avait en quelque sorte dévoré.
Puisque son infirmité n’inspirait aux Hommes aucune compassion (comme si on pouvait tomber aveugle mais pas borgne) il avait vite appris à se désintéresser naturellement de ce qu’il appelait son « angle mort » : mangez à sa droite et il ne vous adresserait pas la parole. Laissez-le conduire et il vous faudrait des trésors d’ingéniosité féminine pour qu’il daignât vous adresser un regard.
Son côté droit était vulnérable : il se méfiait des attaques, comme un animal.
De ses origines irlandaises, Mc Cash ne gardait que les séquelles d’un fort tempérament celte : quand il était calme, il écoutait les Stiff Little Fingers (des Irlandais) et J.S. Bach (un protestant), mangeait à n’importe quelle heure, buvait de la même manière et faisait l’amour dès que l’occasion se présentait — ce qui n’était plus si fréquent, avec ses cinquante ans qui lui tombaient dessus…
Il habitait le trentième étage de la tour des Horizons, sorte de cheminée titanesque plantée au bord du fleuve coulant le long des Quais, la Vilaine, laquelle portait bien son nom avec son parking sur le dos. L’appartement en lui-même ne valait guère mieux. Mc Cash n’avait touché à rien depuis le départ de son ex-femme, six ans auparavant : comme ils cassaient alors les cloisons pour agrandir leur espace vital, tout était resté en chantier. Il avait bien consenti à ramasser les gravats dans des sacs en lin, mais comme ils les avaient entassés devant la cheminée, ils étaient toujours là, otages de sa paresse, couverts de poussière.
Un malstrom de fils électriques pendaient des murs délabrés mais il ne craignait rien : aucun enfant ne venait jamais chez lui. Quant au matériel accumulé par leurs années de vie commune, il le laissait tomber en panne sans prendre soin d’en changer.
Avachi dans le canapé du salon livré un jour de petite déprime, Mc Cash regardait d’un œil morne la télévision où, afin d’épater la fille assise à ses côtés, le héros, un flic, plaquait son gyrophare hurlant sur le toit de sa Renault 30 avant de se faufiler dans l’embouteillage qui les bloquait. Un film français des années soixante-dix. Sa jeunesse : l’Irlande occupée lui détruisait un œil avant de lui claquer la porte au nez, et lui se retrouvait à vingt-cinq ans en terre d’accueil, dans un pays qui venait de rater sa révolution.
Il ne se plaignait pas, la décade suivante avait été pire : Reagan, Thatcher, Berlusconi, l’apologie du toc, l’art en parts de marché, le son le plus ringard jamais produit en rock, le Paris-Dakar, la 205 Peugeot, partout un mauvais goût clinquant et carnassier, sans parler de son entrée dans la police, de son premier divorce… Mc Cash avala une gorgée de whisky, frotta ses cheveux pas coiffés, chassa ses pensées et jeta un œil aux papiers officiels étalés sur la moquette.
Par une sorte de curiosité malsaine, il s’était procuré le dernier rapport de police concernant le meurtre qui défrayait la chronique. D’après celui-ci, Philippe Rogemoux avait été touché au cœur, blessure qui avait provoqué la mort, quasi instantanée. L’homicide avait eu lieu au domicile de la victime dans la nuit de samedi à dimanche, à trois heures et quart du matin, sans qu’aucun témoin n’ait pu établir le portrait d’un suspect. Une locataire de l’immeuble (Gwénaëlle Magadec) avait cru entendre un bruit de portières et le départ d’une voiture, mais rien de très fiable. Selon les premiers éléments de l’enquête, un seul coup de feu aurait été tiré, de la rue, alors que la victime se trouvait derrière la fenêtre du salon. Rogemoux ayant été exécuté alors qu’il venait d’obtenir son mandat, il pouvait s’agir d’un règlement de comptes ou d’un acte terroriste : l’Armée Révolutionnaire Bretonne a fait sauter plusieurs perceptions ces temps derniers et l’on prêtait des intentions belliqueuses à plusieurs groupuscules régionalistes, en plein revival depuis l’avènement de la mondialisation.
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