C’était le voisin, l’homme aux abeilles, qui pataugeait dans la rue et qui frappait aux portes. Il s’est arrêté devant la maison d’Hélène : « Holà, tout va bien ? » La question était presque comique vu les circonstances. Perchée sur sa table, Hélène a crié : « Tout va bien ici, merci. » La lumière du jour commençait à poindre à travers les fenêtres, et Hélène a vu que l’eau avait baissé, par endroits le sol de carrelage émergeait en formant une plage de vase. Pieds nus, elle a porté Pervenche dans son lit, et avec Clémence elles sont sorties voir ce qui se passait dehors. La rue des Tulipanes était une calme rivière de boue. Sur le mur blanc du verger d’en face, la crue avait dessiné la forme brune des vagues. Des bouts de branches étaient accrochés aux pierres, il y avait des cartons, des morceaux de toile, même des chaussures. Les gens arpentaient la rue, leurs torches électriques à la main, pareils à des fantômes détrempés, pantalons retroussés, les femmes tenant leurs robes soulevées jusqu’au haut des cuisses. Des gosses couraient déjà sur les trottoirs, s’éclaboussaient en criant. Clémence avait retrouvé la bande, Rosalba la Güera, Pina, Chavela, elles parlaient avec véhémence, avec des voix aiguës de petites souris. Peut-être que c’est ce matin-là, devant la rue boueuse, avec cette lumière bizarre d’un jour inondé, et cette solitude, qu’Hélène avait compris que c’était fini, qu’elle devait partir. Mais elle avait quand même tenu encore, des jours, des mois, parce qu’elle voulait croire que tout allait s’arranger, que la vie allait être à nouveau forte et belle, riche d’expériences et de nouveautés. Ou bien c’était à cause des jeux de Clémence et de Pervenche dans la rue, ces courses et ces danses, ces mimes, ces chansons. Elle avait peur de retourner là-bas, en France, en hiver, de retrouver les fantômes de ses échecs, les marques du passé pareilles à des ornières où elle retomberait, où elle s’enliserait. Son visa d’immigrante temporaire allait se finir, elle savait qu’Édouard Perrine ne ferait rien pour le proroger. Il avait décidé de partir avant Noël, il retournait en Haïti, tout était fini. Maintenant que la décision était prise, il était devenu gentil, il restait à la maison le soir, à lire ou à écrire ses rapports. Il bavardait avec les voisins, et Hélène a découvert avec rancœur que c’était lui que les gens avaient apprécié, que c’était lui qu’ils regretteraient.
La rue des Tulipanes n’arrivait pas à retrouver son visage d’avant. Les matelas avaient séché dehors au soleil, les sols avaient été lessivés, et pourtant la boue ressortait chaque jour. Il y en avait partout, même à l’intérieur de la lunette de la montre d’Hélène. Une odeur bizarre aussi, une odeur de cave et de mort, et les gens disaient que c’était le cimetière qui s’était répandu à travers tout le village.
C’est cette odeur affreuse qu’Hélène avait ramenée avec elle, dans ses valises, elle imprégnait ses vêtements, ses livres, même les cheveux de ses filles. Ç’avait été comme de sortir d’une longue maladie. En février, il y avait eu des orages sur la Provence, et la pluie qui tombait à verse sur le toit de tuiles de la maison empêchait Hélène de dormir. Elle guettait le moindre signe de l’inondation. Clémence était demi-pensionnaire au lycée d’Avignon, et Pervenche allait à l’école du village. Pour elles surtout ç’avait été difficile. On se moquait de leur accent, des mots français qu’elles estropiaient. Elles disaient « la maison est bide », ou bien « tu me pisses le pied ». Un jour une camarade de classe de Clémence lui a demandé : « C’est vrai que tu étais au Mexique ? Il y a des écoles là-bas ? »
Après l’inondation, Chita n’est pas revenue. Hélène l’a attendue, chaque matin, elle a pensé qu’elle était malade, ou qu’elle devait travailler à tout nettoyer chez elle, ou peut-être que l’état de sa sœur avait empiré. Après une semaine sans nouvelles, Hélène a marché jusqu’au quartier des Parachutistes. Elle s’attendait à trouver l’endroit complètement dévasté, mais à sa grande surprise, l’inondation avait épargné les Parachutistes. Ou bien leur vie était tellement précaire qu’ils avaient traversé cette épreuve sans rien perdre. La maison du père de Chita était vide, mais l’information circulait vite dans le quartier, et quelques instants plus tard, la sœur de Chita est arrivée. Elle marchait lentement, en s’appuyant aux murs. Son visage était plus gris, Hélène a remarqué un hématome sur son front, et elle a pensé que la jeune fille avait dû tomber au cours d’une crise. « Où est juana ? » Tina parlait lentement, avec difficulté : « Elle est partie. — Quand est-ce qu’elle revient ? » La jeune fille semblait chercher ses mots. « Je ne sais pas. Jamais. » Elle n’avait pas le regard sombre de sa sœur, mais plutôt des yeux vides, et Hélène avait le cœur serré. « Comment, jamais ? Mais où est-ce qu’elle est allée ? » Tina a dit : « Elle s’est mariée. Elle m’a dit de vous remettre ça. » Elle est entrée dans la maison, et elle est revenue avec le cahier d’écriture de Juana. Sur la dernière page, après tous les exercices, elle avait écrit : JUANA. GRACIAS.
C’est ce cahier qu’Hélène a emporté avec elle jusqu’en Provence. Elle ne sait pas pourquoi, elle n’a rien pris de ce que ses filles avaient fait, les dessins, les exercices d’histoire, de calcul, les dictées. Juste ce cahier, couvert de l’écriture maladroite de Chita et ces deux mots de la fin.
Pervenche glissait dans un trou profond et sombre. Ou plutôt, c’était son vieux rêve d’un boyau perforant la terre dans lequel elle rampait, les coudes serrés contre ses flancs, les genoux écorchés, avec juste assez de place pour pouvoir avancer d’une ondulation douloureuse de tout son corps, et c’était si long, si étroit qu’elle ne savait plus si elle avançait ou si elle reculait. Elle ne savait plus depuis combien de temps elle était enfermée dans cette chambre. Des semaines, des mois. Elle se levait de temps en temps, enveloppée dans le peignoir que Dax lui avait donné, elle titubait jusqu’à la salle de bains. Puis elle retournait se coucher.
Dehors il faisait beau, à travers les volets fermés elle voyait la lumière du soleil. On était en automne, ou bien au commencement de l’hiver. La villa était au centre d’un bois de pins, Pervenche sentait l’odeur des aiguilles, elle écoutait le léger sifflement du vent, les craquements des écureuils en train de ronger les pignes. Tout était si calme que le moindre bruit résonnait dans l’esprit de Pervenche comme un fracas. Elle guettait les bruits, puis son esprit se détachait de la réalité, et elle retournait à ses rêves. C’était une longue histoire, sans raison ni fin, qui s’éloignait et se rapprochait, l’entraînait au gré de son courant. Tantôt angoissante et terrible, tantôt douce, mêlée à ses souvenirs. Quelquefois elle était à Camécuaro, sur le grand lac froid, elle glissait sur une barque plate entre les troncs d’arbre tordus, et sur les berges, au loin, elle entendait la musique des mariachis de la fête. Des éclats de voix, des rires, ou bien une interminable chanson sirupeuse qui venait d’un boom-box, quelque part, et les cris des adolescents qui jouaient au foot sur un terrain vague. D’autres fois, elle revivait des moments de sa vie passée, pleins de brutalité, les nuits avec Laurent dans les bars de la vieille ville, il y avait cet homme élégant, accoudé au comptoir, qui la regardait avec insistance, et elle se sentait happée par ce regard, elle flottait dans le vide. « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que vous regardez ? » La violence éclatait à la vitesse d’une fusée, emplissait la salle. Laurent était tombé à terre, sous l’homme qui l’étranglait méthodiquement, implacablement, une grimace de jouissance écartant ses lèvres. Alors elle frappait cet homme, de toutes ses forces, ses poings serrés, sans même ressentir la douleur, elle tirait l’homme par les cheveux, elle l’insultait : Sale con, enculé, lâche-le ! Lâche-le ! Et Laurent restait par terre, étendu les bras en croix, une marque rouge sur son cou, les yeux pleins de larmes, et autour d’eux les gens riaient. Pervenche soutenait Laurent, elle avait passé ses bras autour de lui et elle le traînait dehors, il faisait nuit, la pluie tombait en grésillant sur les néons. Elle revoyait cette scène pareille à un mauvais film qui se déroulait dans son esprit, son cœur battait à toute vitesse comme cette nuit-là dans la rue, elle sentait son souffle brûler sa gorge, elle sentait un vertige qui faisait onduler le trottoir, elle sentait la solitude de sa vie.
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