Jean-Marie Gustave Le Clézio
Mondo et autres histoires
Jean-Marie Gustave Le Clézio
Mondo et autres histoires
«Hé quoi! Vous demeurez à Bagdad,
et vous ignorez que c'est ici la
demeure du Seigneur Sindbad le
Marin, de ce fameux voyageur qui a
parcouru toutes les mers que le soleil
éclaire?»
Histoire de Sindbad le Marin
Personne n'aurait pu dire d'où venait Mondo. Il était arrivé un jour, par hasard, ici dans notre ville, sans qu'on s'en aperçoive, et puis on s'était habitué à lui. C'était un garçon d'une dizaine d'années, avec un visage tout rond et tranquille, et de beaux yeux noirs un peu obliques. Mais c'était surtout ses cheveux qu'on remarquait, des cheveux brun cendré qui changeaient de couleur selon la lumière, et qui paraissaient presque gris à la tombée de la nuit.
On ne savait rien de sa famille, ni de sa maison. Peut-être qu'il n'en avait pas. Toujours, quand on ne s'y attendait pas, quand on ne pensait pas à lui, il apparaissait au coin d'une rue, près de la plage, ou sur la place du marché. Il marchait seul, l'air décidé, en regardant autour de lui. Il était habillé tous les jours de la même façon, un pantalon bleu en denim, des chaussures de tennis, et un T-shirt vert un peu trop grand pour lui.
Quand il arrivait vers vous, il vous regardait bien en face, il souriait, et ses yeux étroits devenaient deux fentes brillantes. C'était sa façon de saluer. Quand il y avait quelqu'un qui lui plaisait, il l'arrêtait et lui demandait tout simplement:
«Est-ce que vous voulez m'adopter?»
Et avant que les gens soient revenus de leur surprise, il était déjà loin.
Qu'est-ce qu'il était venu faire ici, dans cette ville? Peut-être qu'il était arrivé après avoir voyagé longtemps dans la soute d'un cargo, ou dans le dernier wagon d'un train de marchandises qui avait roulé lentement à travers le pays, jour après jour, nuit après nuit. Peut-être qu'il avait décidé de s'arrêter, quand il avait vu le soleil et la mer, les villas blanches et les jardins de palmiers. Ce qui est certain, c'est qu'il venait de très loin, de l'autre côté des montagnes, de l'autre côté de la mer. Rien qu'à le voir, on savait qu'il n'était pas d'ici, et qu'il avait vu beaucoup de pays. Il avait ce regard noir et brillant, cette peau couleur de cuivre, et cette démarche légère, silencieuse, un peu de travers, comme les chiens. Il avait surtout une élégance et une assurance que les enfants n'ont pas d'ordinaire à cet âge, et il aimait poser des questions étranges qui ressemblaient à des devinettes. Pourtant, il ne savait pas lire ni écrire.
Quand il est arrivé ici, dans notre ville, c'était avant l'été. Il faisait déjà très chaud, et il y avait chaque soir plusieurs incendies sur les collines. Le matin, le ciel était invariablement bleu, tendu, lisse, sans un nuage. Le vent soufflait de la mer, un vent sec et chaud qui desséchait la terre et attisait les feux. C'était un jour de marché. Mondo est arrivé sur la place, et il a commencé à circuler entre les camionnettes bleues des maraîchers. Tout de suite il a trouvé du travail, parce que les maraîchers ont toujours besoin d'aide pour décharger leurs cageots.
Mondo travaillait pour une camionnette, puis, quand il avait fini, on lui donnait quelques pièces et il allait voir une autre camionnette. Les gens du marché le connaissaient bien. Il venait sur la place de bonne heure, pour être sûr d'être engagé, et quand les camionnettes bleues commençaient à arriver, les gens le voyaient et criaient son nom:
«Mondo! Oh Mondo!»
Quand le marché était fini, Mondo aimait bien glaner. Il se faufilait entre les étals, et il ramassait ce qui était tombé par terre, des pommes, des oranges, des dattes. Il y avait d'autres enfants qui cherchaient, et aussi des vieux qui remplissaient leurs sacs avec des feuilles de salade et des pommes de terre. Les marchands aimaient bien Mondo, ils ne lui disaient jamais rien. Quelquefois, la grosse marchande de fruits qui s'appelait Rosa lui donnait des pommes ou des bananes qu'elle prenait sur son étal. Il y avait beaucoup de bruit sur la place, et les guêpes volaient au-dessus des tas de dattes et de raisins secs.
Mondo restait sur la place jusqu'à ce que les camionnettes bleues soient reparties. Il attendait l'arroseur public qui était son ami. C'était un grand homme maigre habillé d'un survêtement bleu marine. Mondo aimait bien le regarder manier sa lance, mais il ne lui parlait jamais. L'arroseur public dirigeait le jet d'eau sur les ordures et les faisait courir devant lui comme des bêtes, et il y avait un nuage de gouttes qui montait dans l'air. Ça faisait un bruit d'orage et de tonnerre, l'eau fusait sur la chaussée et on voyait des arcs-en-ciel légers au-dessus des voitures arrêtées. C'était pour cela que Mondo était l'ami de l'arroseur. Il aimait les gouttes fines qui s'envolaient, qui retombaient comme la pluie sur les carrosseries et sur les pare-brise. L'arroseur public aimait bien Mondo, lui aussi, mais il ne lui parlait pas. D'ailleurs, ils n'auraient pas pu se dire grand-chose à cause du bruit de la lance. Mondo regardait le long tuyau noir qui tressautait comme un serpent. Il avait très envie d'essayer d'arroser, lui aussi, mais il n'osait pas demander à l'arroseur de lui prêter sa lance. Et puis, peut-être qu'il n'aurait pas eu la force de rester debout, parce que le jet d'eau était très puissant.
Mondo restait sur la place jusqu'à ce que l'arroseur public ait fini d'arroser. Les gouttes fines tombaient sur son visage et mouillaient ses cheveux, et c'était comme une brume fraîche qui faisait du bien. Quand l'arroseur public avait fini, il démontait son tuyau et il s'en allait ailleurs. Alors il y avait toujours des gens qui arrivaient et qui regardaient la chaussée mouillée en disant:
«Tiens? Il a plu?»
Après, Mondo partait voir la mer, les collines qui brûlaient, ou bien il allait à la recherche de ses autres amis.
A cette époque-là, il n'habitait vraiment nulle part. Il dormait dans des cachettes, du côté de la plage, ou même plus loin, dans les rochers blancs à la sortie de la ville. C'étaient de bonnes cachettes où personne n'aurait pu le trouver. Les policiers et les gens de l'Assistance n'aiment pas que les enfants vivent comme cela, en liberté, mangeant n'importe quoi et dormant n'importe où. Mais Mondo était malin, il savait quand on le cherchait et il ne se montrait pas.
Quand il n'y avait pas de danger, il se promenait toute la journée dans la ville, en regardant ce qui se passait. Il aimait bien se promener sans but, tourner au coin d'une rue, puis d'une autre, prendre un raccourci, s'arrêter un peu dans un jardin, repartir. Quand il voyait quelqu'un qui lui plaisait, il allait vers lui, et il lui disait tranquillement:
«Bonjour. Est-ce que vous ne voulez pas m'adopter?»
Il y avait des gens qui auraient bien voulu, parce que Mondo avait l'air gentil, avec sa tête ronde et ses yeux brillants. Mais c'était difficile. Les gens ne pouvaient pas l'adopter comme cela, tout de suite. Ils commençaient à lui poser des questions, son âge, son nom, son adresse, où étaient ses parents, et Mondo n'aimait pas beaucoup ces questions-là. Il répondait:
«Je ne sais pas, je ne sais pas.»
Et il s'en allait en courant.
Mondo avait trouvé beaucoup d'amis, rien qu'en marchant dans les rues. Mais il ne parlait pas à tout le monde. Ce n'étaient pas des amis pour parler, ou pour jouer. C'étaient des amis pour saluer au passage, très vite, avec un clin d'œil, ou pour faire un signe de la main, au loin, de l'autre côté de la rue. C'étaient des amis aussi pour manger, comme la dame boulangère qui lui donnait tous les jours un morceau de pain. Elle avait un vieux visage rose, très régulier et très lisse comme une statue italienne. Elle était toujours habillée de noir et ses cheveux blancs tressés étaient coiffés en chignon. Elle avait d'ailleurs un nom italien, elle s'appelait Ida, et Mondo aimait bien entrer dans son magasin. Quelquefois il travaillait pour elle, il allait porter du pain chez les commerçants du voisinage. Quand il revenait, elle coupait une grosse tranche dans un pain rond et elle la lui tendait, enveloppée dans du papier transparent. Mondo ne lui avait jamais demandé de l'adopter, peut-être parce qu'il l'aimait vraiment bien et que ça l'intimidait.
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