Jean-Marie Le Clézio - Tempête. Deux novellas

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En anglais, on appelle « novella » une longue nouvelle qui unit les lieux, l'action et le ton. Le modèle parfait serait Joseph Conrad. De ces deux novellas, l'une se déroule sur l'île d'Udo, dans la mer du Japon, que les Coréens nomment la mer de l'Est, la seconde à Paris, et dans quelques autres endroits. Elles sont contemporaines.
J. M. G. Le Clézio

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J.M.G. LE CLÉZIO

Tempête. Deux novellas

TEMPÊTE

Aux Haenyo,

aux femmes de la mer de l’île d’Udo

La nuit tombe sur l’île.

La nuit remplit les creux, s’infiltre entre les champs, une marée d’ombre qui recouvre tout peu à peu. Au même instant, l’île se vide d’hommes. Chaque matin les touristes arrivent par le ferry de huit heures, ils emplissent les espaces vides, ils peuplent les plages, ils coulent comme une eau sale le long des routes et des chemins de terre. Puis quand vient la nuit, à nouveau ils vident les mares, ils s’éloignent à reculons, ils disparaissent. Les bateaux les emportent. Et vient la nuit.

Je suis arrivé sur l’île la première fois il y a trente ans. Le temps a tout changé. C’est à peine si je reconnais les lieux, les collines, les plages, et la forme du cratère effondré à l’est.

Pourquoi suis-je revenu ? Est-ce qu’il n’y avait pas d’autres lieux pour un écrivain en quête d’écriture ? Un autre abri, loin de la rumeur du monde, moins criard, moins insolent, un autre endroit pour s’asseoir à sa table de travail et écrire ses lignes à la machine, face au mur ? J’ai voulu revoir cette île, ce bout du monde, ce lieu sans histoire, sans mémoire, un rocher battu par l’océan, et harassé par les touristes.

Trente ans, la durée de vie d’une vache. J’étais venu pour le vent, la mer, les chevaux à demi sauvages qui errent en tirant leur longe, les vaches la nuit au milieu des chemins, leur meuglement tragique en cornes de brume, les jappements des chiens attachés à leur chaîne.

Il y a trente ans il n’y avait pas d’hôtels sur l’île, seulement des chambres à la semaine près du môle, et des restaurants dans des baraques en bois au bord de la plage. Nous avions loué une petite maison en bois sur les hauteurs, sans confort, humide et froide, mais c’était idéal. Mary Song avait douze ans de plus que moi, de beaux cheveux d’un noir presque bleu, des yeux couleur de feuille d’automne, elle chantait le blues à Bangkok dans un hôtel pour touristes fortunés. Pourquoi a-t-elle voulu m’accompagner sur cette île sauvage ? Ce n’était pas mon idée, c’est elle qui en a parlé tout d’abord, je crois bien. Ou elle a entendu quelqu’un qui mentionnait un rocher sauvage, inaccessible en temps de tempête. « J’ai besoin de silence. » Ou bien ce fut mon idée, c’est moi qui ai pensé au silence. Pour écrire, pour recommencer à écrire après les années perdues. Le silence, la distance. Le silence, dans le vent et la mer. Les nuits froides, les amas d’étoiles.

Maintenant tout cela n’est plus qu’un souvenir. La mémoire est sans importance, sans suite. C’est le présent seul qui compte. Je l’ai appris à mes dépens. Le vent est mon ami. Il souffle sans cesse sur ces rochers, il vient de l’horizon à l’est et bute sur la paroi fracturée du volcan, descend sur les collines et passe entre les murets de blocs de lave, file sur le sable de corail et de coquillages brisés. La nuit, dans ma chambre d’hôtel ( Happy Day, comment ce nom est-il arrivé jusqu’ici, un nom incomplet sur une caisse de bois échouée), le vent siffle à travers les jointures des fenêtres et de la porte, traverse la chambre vide où le lit de fer rouillé ressemble lui aussi à un morceau d’épave. Il n’y a pas d’autre raison à mon exil, à ma solitude, seul le gris du ciel et de la mer, et les appels lancinants des pêcheuses d’ormeaux, leurs cris, leurs sifflements, une sorte de langage inconnu, archaïque, la langue des animaux marins qui ont hanté le monde longtemps avant les hommes… Aouah, iya, ahi, ahi ! … Les pêcheuses étaient là quand Mary m’a fait connaître l’île. Alors tout était différent. Les pêcheuses de coquillages avaient vingt ans, elles plongeaient sans habit, la ceinture lestée de pierres, portant des masques récupérés sur les cadavres des soldats japonais. Elles n’avaient pas de gants, ni de chaussures. Maintenant elles ont vieilli, elles sont vêtues de combinaisons de plongée en caoutchouc noir, elles portent des gants en tricot acrylique, des chaussons en plastique de couleur vive. Quand elles ont fini leur journée, elles marchent le long de la route côtière en poussant leur récolte dans des landaus d’enfant. Parfois elles ont des scooters électriques, des triporteurs à essence. Elles ont des couteaux en inox attachés à leur ceinture. Elles ôtent leurs combinaisons de plongée au milieu des rochers, près d’une cabane en parpaings qu’on a construite pour elles, elles se rincent au jet en plein air, puis elles retournent chez elles en clopinant, cassées par les rhumatismes. Le vent a emporté leurs années, les miennes aussi. Le ciel est gris, couleur de remords. La mer est mauvaise, houleuse, elle cogne contre les récifs, sur les pics de lave, elle tourbillonne et clapote dans les grandes flaques, à l’entrée des baies étroites. Sans ces femmes qui pêchent chaque jour, la mer serait ennemie, inaccessible. J’écoute chaque matin les cris des femmes de la mer, le bruit écorché de leur respiration quand elles sortent la tête de l’eau, ahouiii, iya, j’imagine le temps passé, j’imagine Mary, disparue, je pense à sa voix qui chantait le blues, à sa jeunesse, à ma jeunesse. La guerre a tout effacé, la guerre a tout brisé. La guerre me paraissait belle en ce temps-là, je voulais l’écrire, la vivre et puis l’écrire. La guerre était une belle fille au corps de rêve, aux longs cheveux noirs, aux yeux clairs, à la voix envoûtante, et elle s’est métamorphosée en vieille hirsute et méchante, en mégère vengeresse, impitoyable, inhumaine. Ce sont les images qui me reviennent, qui montent du plus profond. Corps disloqués, têtes coupées, jonchant les rues sales, flaques d’essence, flaques de sang. Un goût âcre dans la bouche, une sueur mauvaise. Dans un réduit sans fenêtres, éclairé par une seule ampoule électrique nue, quatre hommes tiennent une femme. Deux sont assis sur ses jambes, un a attaché ses poignets avec une sangle, le quatrième est occupé à un viol interminable. Il n’y a pas de bruit, comme dans les rêves. Sauf la respiration rauque, celle du violeur, et un autre souffle, rapide, aigu, de la femme, étouffé par la peur, elle a peut-être crié au début car elle porte la marque d’un coup sur la lèvre inferieure, qui s’est fendue, et le sang qui a coulé a fait une étoile sur son menton. La respiration du violeur s’accélère, une sorte de râle profond, oppressé, un bruit grave et saccadé de machine, un bruit qui s’accélère et semble ne jamais devoir s’arrêter.

Mary c’était longtemps après, Mary qui buvait plus que de raison, et que la mer a prise. « Je pourrais le faire », a-t-elle dit quand nous traversions le détroit qui sépare l’île du continent. Elle est entrée dans la mer au soleil couchant. La marée avait lissé les vagues, les cercles avançaient lentement, couleur de vin. Ceux qui l’ont vue entrer dans la mer ont dit qu’elle était calme, qu’elle souriait. Elle avait revêtu sa tenue de nageuse, une demi-combinaison bleue sans manches, et elle s’est glissée entre les rochers noirs, elle a commencé à nager jusqu’à ce que les vagues, ou l’éclat du soleil couchant la cachent aux yeux des spectateurs.

Je n’ai rien su, rien vu, rien prévu. Simplement, dans la chambre de notre cabane, ses habits étaient pliés et rangés comme si elle partait en voyage. Les bouteilles d’alcool de riz vides, les paquets de cigarettes ouverts. Un sac qui contenait quelques objets familiers, peigne et brosse à cheveux, pince à épiler, miroir, fard, rouge à lèvres, mouchoir, clef, un peu d’argent américain et japonais, tout cela comme si elle allait revenir dans deux heures. L’unique policier de cette île — un homme jeune, cheveux en brosse, l’air d’un adolescent — a fait l’inventaire. Mais il m’a tout laissé, comme si j’étais un parent, un ami. C’est à moi qu’on a demandé de disposer des restes, si on en trouvait, de les incinérer, de les rejeter à la mer. Mais il n’y a jamais rien eu d’autre que ces effets sans importance. La logeuse a fait un choix dans les habits, elle a gardé les jolies chaussures bleues, le chapeau de paille, les bas, les lunettes de soleil, le sac à main. J’ai brûlé les papiers dans la cour. Les clefs, les objets intimes, je les ai jetés à la mer, du pont du bateau qui me ramenait au continent. Un éclat doré a brillé entre deux eaux, j’ai pensé qu’un poisson vorace, un pageot, un mulet les avait avalés.

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