J’ai senti que je lui devais quelque chose. J’ai dit, sur un ton détaché : « Moi aussi, j’ai été enfermé. » Elle a dit : « Dans une Maison blanche, vous aussi ? » J’ai répondu : « Non, en prison. » N’importe qui aurait demandé : « Pourquoi on vous a mis en prison, qu’est-ce que vous aviez fait ? » Mary n’a pas posé de questions. Elle est restée silencieuse, et je n’ai pas continué. Je ne suis pas doué pour la confession.
Quand je ne vais pas à la pêche, je marche à travers l’île. À l’intérieur des terres, les touristes sont moins nombreux. Ils s’intéressent aux plages et aux fameux points de vue et pas du tout aux champs de patates et d’oignons. L’été, les sentiers sont brûlants. La terre sent une odeur acide, lourde. Derrière les haies s’abritent des vaches impassibles. Le soleil écorche les yeux. Je me souviens, avec Mary, nous dormions le jour et nous vivions la nuit. La maison que nous louions existe toujours, une cabane en parpaings et en planches avec un toit de tôle ondulée. Elle a été rachetée par un étranger, un architecte japonais à ce qu’on m’a dit. Il a de grands projets pour l’île, un hôtel quatre étoiles avec piste d’atterrissage pour les hélicos et spa d’eau de mer. Son idole, c’est l’architecte Tadao Andō, c’est tout dire. Grand bien lui fasse ! Mary et moi nous sortions au crépuscule, comme des vampires, quand le soleil se diluait dans la brume. Nous nagions dans le noir, en frissonnant quand les algues touchaient notre ventre. Une fois, dans la demi-lune, nous avons fait l’amour sur la plage, dans l’eau, en roulant à la manière des vaches marines. Cela s’est passé il y a très longtemps. Je croyais avoir oublié, mais quand je suis revenu ici, chaque seconde a recommencé.
Quand je suis arrivé dans l’île, après toutes ces années, je pensais que je ne resterais pas plus de deux ou trois jours. J’ai pris une chambre dans un petit hôtel du port, près du terminal des ferries, au-dessus des magasins qui louent les scooters et les vélos aux touristes. Le temps de vérifier qu’il n’y avait plus rien, que le passé était effacé, que je ne ressentais plus rien, le temps d’un ricanement ou d’un haussement d’épaules. Le premier jour je n’ai rien fait d’autre que d’observer le va-et-vient des bateaux, la foule qui descendait la coupée par la porte de débarquement, les autos et les vélos. La plupart des visiteurs étaient très jeunes, des couples d’amoureux, des groupes d’enfants. Je les ai regardés jusqu’à en avoir la nausée, un mal de tête lancinant. Que venaient-ils faire là ? De quel droit ? Qu’est-ce qu’ils espéraient ? Des prédateurs douceâtres, avec leurs anoraks de couleur vive, leurs baskets, leurs casquettes de base-ball, leurs lunettes de soleil. Connaissaient-ils quelque chose au danger qui rôde ici, aux esprits de la nuit, aux forces qui guettent du fond de la mer, tapies dans leurs crevasses ? Avaient-ils jamais vu de noyé ? Je les haïssais sérieusement. Je comptais leurs allées et venues, des centaines, des milliers. Tous identiques.
À la nuit, j’ai marché sur les routes, le long de la mer, de long en large. Les touristes avaient fui. Pourtant il me semblait que certains étaient restés, cachés derrière les broussailles, pour m’espionner. Il faisait froid, le vent soufflait avec la marée montante. Il n’y avait pas de lune, le ciel était pris par la vapeur, la mer était une masse obscure. Je marchais en titubant, les bras un peu écartés pour garder mon équilibre. Des chiens enchaînés aboyaient à mon passage. Dans une grange éteinte, une vache meuglait. Et d’un seul coup la mémoire m’est revenue. J’étais là, sur cette route, seul et aveugle, et j’étais à nouveau trente ans en arrière, avec Mary. Je marchais près d’elle, et brusquement je l’ai embrassée dans le cou, à la naissance des cheveux. Elle s’est écartée, un peu surprise je crois, et je l’ai retenue, et nous avons marché enlacés jusqu’à la plage, nous nous sommes assis dans le sable coriace. Nous avons écouté le bruit de la mer. C’était la première fois que nous nous embrassions.
Nous avons parlé une bonne partie de la nuit, avant de retourner à notre cabane. Cette nuit est restée en moi, et maintenant elle renaît comme si rien ne nous en séparait. C’était à la fois une douleur et un plaisir, c’était aiguisé, tranchant, violent. J’en ressentais de la nausée, du vertige. J’ai compris à cet instant que j’étais venu pour rester, rien à voir avec les insectes humains qui éclosent et meurent chaque jour. Je devais reprendre la suite logique de cette aventure, la disparition de Mary n’avait rien achevé. Je devais essayer de comprendre. Je devais aller au bout de l’amertume, au bout de la jouissance du malheur.
Alors j’ai gardé la chambre à l’hôtel, je me suis installé. Pour donner le change au patron, je lui ai acheté une canne à pêche, des hameçons, une boîte à appâts. J’ai loué sa tente. Les nuits où le vent faiblit, je m’installe sur la dune, au bord de la plage vide, non loin des toilettes en ciment. J’écoute la mer.
Les gens de l’île ne me disent rien. Ils ne m’ont pas accepté, mais ils ne me critiquent pas non plus. C’est l’avantage des lieux fréquentés par les marées de touristes. Le mot étranger n’y a plus vraiment de sens.
Personne ne se soucie de moi. Personne ne se souvient de moi. Personne n’a gardé le nom de Mary. C’était autrefois, dans un temps très ancien, mais ça n’est pas une raison. Ici, le vent de la mer efface tout, use tout. Des noyés, ici, il y en a eu par dizaines. Des femmes de la mer, plongées, étouffées, dérivant sur le fond avec leurs ceintures de plomb. Des accidents de décompression, des apnées, des crises cardiaques. Le vent souffle sur ces champs minuscules, geint à travers les murailles de lave à claire-voie. Je suis plongé dans une quête amère et vaine. Comment ces gens pourraient-ils comprendre ? Leur souci est la vie de chaque jour, au jour le jour, et ceux qui partent ne reviennent plus jamais. Ma passion me fait mal et me fait du bien en même temps. En termes médicaux on appelle ça une douleur exquise. C’était cela que les militaires me décrivaient, quand je les suivais, mon carnet de notes à la main. Ils ne parlaient pas de torture. Ils parlaient d’un jeu, une douleur répétée, lancinante, qui devient indispensable. Une douleur qu’il faut bien aimer, parce que, lorsqu’elle cesse, tout devient vide, et qu’il ne reste plus qu’à mourir.
Je vois Monsieur Philip Kyo tous les jours. Au début, c’est moi qui allais à sa rencontre. Après l’école, ou les jours de congé, je descendais à travers champs, je suivais le rivage jusqu’à ce que je le trouve. Maintenant, c’est lui qui me cherche. J’attends dans les rochers. Il arrive avec sa canne à pêche. Il lance un peu, mais il se lasse parce qu’il n’attrape jamais rien. Juste quelques petits poissons transparents pleins d’arêtes. Quand c’est moi qui lance, il m’arrive de pêcher des gros, des poissons rouges, des limandes. Monsieur Kyo n’est pas très doué. Il a du mal à enfiler la crevette dans l’hameçon, j’ai beau lui montrer comment faire, commencer par la tête et remonter jusqu’à la queue. Il n’y arrive pas. Il a de gros doigts maladroits. Mais ses mains sont bien tenues, j’aime ça. Il n’a pas d’ongles cassés, il en prend soin avec une lime et un coupe-ongles, et j’aime bien ça. Je n’aime pas les hommes qui ont les ongles sales de Mr. Brown, le petit ami de ma mère. Monsieur Kyo a des mains un peu ridées, la peau assez noire, et les paumes bien roses. Même si ses mains sont maladroites, la peau de ses paumes est bien lisse et sèche, car je déteste par-dessus tout les hommes qui ont des mains humides. Les mains chaudes et humides me font frissonner de dégoût. Moi, j’ai toujours les mains sèches, sèches et froides. Mes pieds aussi sont toujours froids, mais il paraît que c’est le cas de la plupart des femmes.
Читать дальше