Jean-Marie Le Clézio - Le chercheur d'or

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Le narrateur Alexis a huit ans quand il assiste avec sa sœur Laure à la faillite de son père et à la folle édification d'un rêve : retrouver l'or du Corsaire, caché à Rodrigues. Adolescent, il quitte l'île Maurice à bord du schooner 
et part à la recherche du trésor. Quête chimérique, désespérée. Seul l'amour silencieux de la jeune « manaf » Ouma arrache Alexis à la solitude. Puis c'est la guerre, qu'il passe en France (dans l'armée anglaise). De retour en 1922 à l'île Maurice, il rejoint Laure et assiste à la mort de Mam. Il se replie à Mananava. Mais Ouma lui échappe, disparaît. Alexis aura mis trente ans à comprendre qu'il n'y a de trésor qu'au fond de soi, dans l'amour et l'amour de la vie, dans la beauté du monde.

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J. M. G. LE CLÉZIO

Le chercheur d'or

pour mon grand-père Léon

Enfoncement du Boucan, 1892

Du plus loin que je me souvienne, j’ai entendu la mer. Mêlé au vent dans les aiguilles des filaos, au vent qui ne cesse pas, même lorsqu’on s’éloigne des rivages et qu’on s’avance à travers les champs de canne, c’est ce bruit qui a bercé mon enfance. Je l’entends maintenant, au plus profond de moi, je l’emporte partout où je vais. Le bruit lent, inlassable, des vagues qui se brisent au loin sur la barrière de corail, et qui viennent mourir sur le sable de la Rivière Noire. Pas un jour sans que j’aille à la mer, pas une nuit sans que je m’éveille, le dos mouillé de sueur, assis dans mon lit de camp, écartant la moustiquaire et cherchant à percevoir la marée, inquiet, plein d’un désir que je ne comprends pas.

Je pense à elle comme à une personne humaine, et dans l’obscurité, tous mes sens sont en éveil pour mieux l’entendre arriver, pour mieux la recevoir. Les vagues géantes bondissent par-dessus les récifs, s’écroulent dans le lagon, et le bruit fait vibrer la terre et l’air comme une chaudière. Je l’entends, elle bouge, elle respire.

Quand la lune est pleine, je me glisse hors du lit sans faire de bruit, prenant garde à ne pas faire craquer le plancher vermoulu. Pourtant, je sais que Laure ne dort pas, je sais qu’elle a les yeux ouverts dans le noir et qu’elle retient son souffle. J’escalade le rebord de la fenêtre et je pousse les volets de bois, je suis dehors, dans la nuit. La lumière blanche de la lune éclaire le jardin, je vois briller les arbres dont le faîte bruisse dans le vent, je devine les massifs sombres des rhododendrons, des hibiscus. Le cœur battant, je marche sur l’allée qui va vers les collines, là où commencent les friches. Tout près du mur écroulé, il y a le grand arbre chalta, celui que Laure appelle l’arbre du bien et du mal, et je grimpe sur les maîtresses branches pour voir la mer par-dessus les arbres et les étendues de canne. La lune roule entre les nuages, jette des éclats de lumière. Alors, peut-être que tout d’un coup je l’aperçois, pardessus les feuillages, à la gauche de la Tourelle du Tamarin, grande plaque sombre où brille la tache qui scintille. Est-ce que je la vois vraiment, est-ce que je l’entends ? La mer est à l’intérieur de ma tête, et c’est en fermant les yeux que je la vois et l’entends le mieux, que je perçois chaque grondement des vagues divisées par les récifs, et puis s’unissant pour déferler sur le rivage. Je reste longtemps accroché aux branches de l’arbre chalta, jusqu’à ce que mes bras s’engourdissent. Le vent de la mer passe sur les arbres et sur les champs de canne, fait briller les feuilles sous la lune. Quelquefois je reste là jusqu’à l’aube, à écouter, à rêver. À l’autre bout du jardin, la grande maison est obscure, fermée, pareille à une épave. Le vent fait battre les bardeaux disloqués, fait craquer la charpente. Cela aussi, c’est le bruit de la mer, et les craquements du tronc de l’arbre, les gémissements des aiguilles des filaos. J’ai peur, tout seul sur l’arbre, et pourtant je ne veux pas retourner dans la chambre. Je résiste au froid du vent, à la fatigue qui fait peser ma tête.

Ce n’est pas de la peur vraiment. C’est comme d’être debout devant un gouffre, un ravin profond, et regarder intensément, avec le cœur qui bat si fort que le cou résonne et fait mal, et pourtant, on sait qu’on doit rester, qu’on va enfin savoir quelque chose. Je ne peux pas retourner dans la chambre tant que la mer montera, c’est impossible. Je dois rester accroché à l’arbre chalta, et attendre, tandis que la lune glisse vers l’autre bout du ciel. Je retourne dans la chambre juste avant l’aube, quand le ciel devient gris du côté de Mananava, et je me glisse sous la moustiquaire. J’entends Laure qui soupire, parce qu’elle n’a pas dormi, elle non plus, pendant tout le temps que j’étais dehors. Elle ne me parle jamais de cela. Simplement, le jour, elle me regarde de ses yeux sombres qui interrogent, et je regrette d’être sorti pour entendre la mer.

Chaque jour, je vais jusqu’au rivage. Il faut traverser les champs, les cannes sont si hautes que je vais à l’aveuglette, courant le long des chemins de coupe, quelquefois perdu au milieu des feuilles coupantes. Là, je n’entends plus la mer. Le soleil de la fin de l’hiver brûle, étouffe les bruits. Quand je suis tout près du rivage, je le sens parce que l’air devient lourd, immobile, chargé de mouches. Au-dessus, le ciel est bleu, tendu, sans oiseaux, aveuglant. Dans la terre rouge et poussiéreuse, j’enfonce jusqu’aux chevilles. Pour ne pas abîmer mes souliers, je les enlève et les porte autour de mon cou, noués par les lacets. Ainsi j’ai les mains libres. On a besoin d’avoir les mains libres quand on traverse un champ de canne. Les cannes sont très hautes, Cook, le cuisinier, dit qu’on va les couper le mois prochain. Elles ont des feuilles qui coupent comme des lames de sabre d’abattage, il faut les écarter du plat de la main pour avancer. Denis, le petit-fils de Cook, est devant moi. Je ne le vois plus. Lui va pieds nus depuis toujours, il marche plus vite que moi, armé de sa gaule. Pour s’appeler, on a décidé de faire grincer deux fois une harpe d’herbe, ou alors d’aboyer, comme cela, deux fois : aouha ! les hommes font cela, les Indiens, quand ils marchent au milieu des hautes cannes, au moment de la coupe, avec leurs longs couteaux.

J’entends Denis loin devant moi : Aouha ! Aouha ! Je réponds avec ma harpe. Il n’y a pas d’autre bruit. La mer est au plus bas ce matin, elle ne montera pas avant midi. Nous allons le plus vite que nous pouvons, pour arriver aux mares, là où se cachent les crevettes et les hourites.

Devant moi, au milieu des cannes, il y a une meule de pierres de lave noires. C’est là-dessus que j’aime grimper, pour regarder l’étendue verte des champs, et, loin derrière moi maintenant, perdues dans le fouillis des arbres et des bosquets, notre maison comme une épave, avec son drôle de toit couleur de ciel, et la petite hutte du capt’n Cook, et plus loin encore, la cheminée de Yemen, et les hautes montagnes rouges dressées vers le ciel. Je tourne sur moi-même au sommet de la pyramide, et je vois tout le paysage, les fumées des sucreries, la rivière Tamarin qui serpente au milieu des arbres, les collines, et enfin, la mer, sombre, étincelante, qui s’est retirée de l’autre côté des récifs.

C’est cela que j’aime. Je crois que je pourrais rester en haut de cette meule pendant des heures, des jours, sans rien faire d’autre que regarder.

Aouha ! Aouha ! Denis m’appelle, à l’autre bout du champ. Il est lui aussi au sommet d’une meule de pierres noires, naufragé sur un îlot au milieu de la mer. Il est si loin que je ne distingue rien de lui. Je ne vois que sa longue silhouette d’insecte, au sommet de la meule. Je mets mes mains en porte-voix et j’aboie à mon tour : Aouha ! Aouha ! Ensemble nous redescendons, nous recommençons à marcher à l’aveuglette parmi les cannes, dans la direction de la mer.

Le matin, la mer est noire, fermée. C’est le sable de la Grande Rivière Noire et de Tamarin qui fait cela, la poussière de lave. Quand on va vers le nord, ou quand on descend vers le Morne, au sud, la mer s’éclaire. Denis pêche les hourites dans le lagon, à l’abri des récifs. Je le regarde s’éloigner dans l’eau sur ses longues jambes d’échassier, sa gaule à la main. Il n’a pas peur des oursins, ni des laffes. Il marche au milieu des bassins d’eau sombre, de façon que son ombre soit toujours derrière lui. Au fur et à mesure qu’il s’éloigne du rivage, il dérange des vols de gasses, de cormorans, de corbijous. Je le regarde, pieds nus dans l’eau froide. Souvent je lui demande la permission de l’accompagner, mais il ne veut pas. Il dit que je suis trop petit, il dit qu’il a la garde de mon âme. Il dit que mon père m’a confié à lui. Ça n’est pas vrai, jamais mon père ne lui a parlé. Mais j’aime comme il dit « la garde de ton âme ». Il n’y a que moi qui l’accompagne jusqu’au rivage. Mon cousin Ferdinand n’en a pas le droit, bien qu’il soit un peu plus âgé que moi, et Laure non plus, parce qu’elle est une fille. J’aime Denis, il est mon ami. Mon cousin Ferdinand dit que ce n’est pas un ami, puisqu’il est noir, qu’il est le petit-fils de Cook. Mais cela m’est égal. Ferdinand dit cela parce qu’il est jaloux, lui aussi il voudrait marcher dans les cannes avec Denis, jusqu’à la mer.

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