Pervenche s’est couchée la tête sur le matelas, les genoux repliés contre son ventre, tout en rond autour de l’enfant qui tournait dans son sommeil, et elle a attendu que les coups de son cœur se ralentissent, redeviennent lents, très lents. Elle a attendu que Dax revienne, et la nuit tombait. Chaque soir, il y avait les cris angoissés des merles. Mais ça lui faisait du bien de les entendre, ainsi que le grincement des cigales, de plus en plus fort, jusqu’à remplir la chambre d’un filet sonore tendu entre les murs. Pervenche se souvenait de la nuit au Mexique, les bruits de la nuit qui lui faisaient si peur, la moustiquaire bordée sous le matelas qui devenait une armure. Et Clémence qui la regardait sans rien dire, jusqu’à ce qu’elle s’endorme.
Dax n’est pas rentré. Mais vers minuit, un peu plus un peu moins, il y a eu à nouveau du bruit. Des lueurs clignotaient dans le jardin. C’est arrivé très vite, comme si c’était prévu, inévitable.
Les policiers sont entrés dans la chambre, leurs torches allumées. Ils ont éclairé Pervenche recroquevillée sur le matelas, sa chemise de nuit rose à petites fleurs tirée jusqu’à ses chevilles. Elle était pâle dans le faisceau des torches, ses yeux tachés du Rimmel qui avait coulé, sa bouche rouge comme une plaie. Elle paraissait un animal débusqué au fond d’une tanière. « Bon sang, c’est pas possible ! » a dit le policier qui était entré le premier. C’est tout ce que Pervenche a entendu. Elle s’est demandé : mais qu’est-ce qui n’est pas possible ?
Tania est arrivée au printemps, tôt le matin. Il avait neigé dans la nuit, et Pervenche se souvient qu’il y avait du blanc sur les arbustes et sur les trottoirs de la cour quand on l’a transportée à l’infirmerie. Mais le ciel était pur et limpide, et ça lui a fait plaisir.
Au Centre, personne ne s’y attendait. Tout s’est passé très vite. Dans la nuit, elle a perdu les eaux, et elle n’a pas eu le temps d’aller jusqu’à la maternité. Tania est née dans l’infirmerie du Centre, sur un lit de camp tendu d’un drap, dans la longue pièce sombre avec la haute fenêtre grillée au fond, où le jour commençait à poindre. Ce sont l’infirmière guadeloupéenne Charlène et une détenue nommée Janine qui ont servi à la fois de sages-femmes et de fées pour se pencher sur le berceau de Tania et lui souhaiter la bienvenue.
Après l’accouchement, Pervenche s’est endormie, d’un sommeil long et délicieux comme elle n’en avait pas goûté depuis des mois. Elle n’a pas voulu qu’on prévienne qui que ce soit de sa famille. Surtout pas sa mère. D’ailleurs, Hélène était bien trop occupée avec Jean-Luc Salvatore et son atelier d’art et de poterie. Elle était plus loin de Pervenche que si elle avait habité à l’autre bout de la terre.
Pervenche regardait avec émerveillement ce petit morceau de chair rouge emballé dans des linges, qui se réveillait pour sucer son sein puis s’endormait dans ses bras avec ses petits poings serrés. Tania avait les yeux de sa maman, avait décrété Charlène, ses fameux yeux d’un bleu étonné. Peut-être qu’elle avait les traits de son papa, mais ça, Pervenche n’y pensait même pas. Cette petite chose vivante était à elle, bien à elle, c’était la seule chose que Pervenche avait jamais vraiment possédée. Ça n’était pas comme un animal, ou comme un objet. C’était une chose égoïste et personnelle qui se reliait à sa vie, qui prenait et donnait à sa vie en même temps.
Pervenche n’avait jamais rien imaginé de tel. Les deux, trois jours qui ont suivi l’accouchement, elle se retournait sur son lit, dans la cellule du Centre, et juste à côté d’elle, dans le berceau trop grand, il y avait Tania qui dormait. De temps en temps une ombre passait sur ce petit visage, elle fronçait le nez et plissait les yeux, et elle grognait juste deux fois, comme ceci : hin-hin. Alors Pervenche lui donnait à téter. Puis elles se rendormaient toutes les deux, de ce sommeil profond et léger, et elles flottaient sur un nuage.
Plus tard, Pervenche est sortie du Centre. Charlène lui a trouvé une maison, à la campagne, près d’un village nommé Mazaugues. Une communauté où vivaient d’autres filles mères, et quelques femmes battues qui avaient fui leur mari. La directrice était une femme aux cheveux gris qui s’appelait Rachel.
Dans la maison, il y avait une petite chambre au rez-de-jardin pour Pervenche et Tania. Tout autour, un grand parc avec des animaux, des poules, des oies, et un grand chien noir hirsute que chevauchait Laurent, le petit garçon de Rachel. C’était calme, plein de rires, de jeunesse, comme autrefois la rue des Tulipanes.
Le matin, le jardin craquait de givre. Il y avait des abeilles au travail sur les premières fleurs. Des rouges-gorges dans les buissons. Même, parfois à l’aube, un rossignol qui réveillait les filles pour leur raconter des histoires d’amour.
Pervenche a tout réappris, depuis le commencement. À parler, à chanter, à partager les travaux de la cuisine, à laver le linge des bébés, à repeindre les volets de la maison. Elle accompagnait Rachel en voiture, pour aller faire les courses au marché de Brignoles. La première fois, ça lui a paru le bout du monde. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas vu les rues de la ville, les autos, les gens qui se pressent et vous regardent, elle en tremblait. Elle se serrait contre Rachel, qui lui disait : « Allez, il faut que tu affrontes, il faut que tu sois forte ! »
Le procès de ses bourreaux approchait. Un jour, il a fallu que Pervenche aille à Marseille. Elle a confié Tania aux autres filles, et elle est partie en auto avec Rachel. Dans les couloirs du Palais, en sortant de l’instruction, elle a croisé Dax et les loubards, Sacha, Willie. Dax était petit, très jaune, il l’a regardée sans expression, peut-être qu’il ne la reconnaissait même pas. Pervenche s’est arrêtée le cœur battant, c’était comme si tout cela s’était passé il y avait très longtemps, dans une autre vie. C’étaient des fantômes gris et tristes qui glissaient le long des murs, menottes aux poignets.
Laurent n’était pas avec eux. En échange des informations qu’il avait données pour faire libérer Pervenche, on l’avait laissé libre, on n’avait pas retenu de charge contre lui. Il n’était qu’un petit étudiant dopé, on l’avait envoyé suivre une cure de désintoxication.
Un soir, de la cabine de Mazaugues, Pervenche lui a téléphoné chez ses parents. Il avait une drôle de voix un peu cassée. Il répondait par monosyllabes, comme un gosse capricieux. Pervenche lui a dit : « Tu sais, j’ai un bébé maintenant. » Il y a eu un silence, et il a dit : « Comment elle s’appelle ? » Elle s’est moquée de lui : « Qui t’a dit que c’était une fille ? » Il a dit : « C’est ce que tu voulais, non ? » Il a dit, et sa voix était encore plus basse et enrouée, peut-être parce qu’il le pensait : « Est-ce que tu me laisseras la voir un peu ? » Elle a dit : « On verra, un de ces jours peut-être, je ne sais pas encore. » Elle a dit : « Bon, eh bien, salut, il faut que j’y aille. » Elle a pensé qu’elle pourrait le revoir un jour.
Rachel lui a dit : « Surtout, surtout, ne le contacte pas, ne le revois jamais, n’oublie jamais ce qu’il t’a fait, qu’il t’a vendue pour payer sa came. » Rachel était gentille, mais qu’est-ce qu’elle comprenait à la vie, qu’est-ce qu’elle savait de ce trou noir dans lequel tu tombes, tu tombes, et rien ni personne ne peut t’empêcher de tomber jusqu’à ce que tu sois au fond, tout au fond ? Qu’est-ce qu’elle savait de Pervenche, de ce qu’il y avait dans son cœur, de ce trou noir qui était en elle, et les autres n’avaient été que les circonstances de sa chute et pas sa cause ?
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