Alors la lune montait énormément au-dessus des montagnes, poussée par le hurlement des loups. La nuit était jeune, elle prenait le monde d’un seul coup, elle était immense et glacée, les prunelles des dieux luisaient.
La jeune fille de quinze ans marche vers les carrefours, elle sent la nuit contre ses tempes, serrée contre ses joues, appuyant ses paumes froides sur ses paupières. Elle entend le bruit de ses pas résonner au fond de son corps, elle ne sait pas ce qu’elle cherche, ce qui vient la prendre.
Peut-être que quelqu’un la guette, au fond de l’ombre, dans l’encoignure des portes, au creux des cours d’immeubles. Au loin, le ruban des routes rouges coule comme la lave. Les cris des ondes hertziennes se cognent et se répercutent, des animaux fous, les cris des mots du fond de l’espace, du fond de l’histoire. Quelqu’un qui la pousse sur ce chemin en appuyant ses deux mains à plat sur ses épaules, quelqu’un qui la pousse et elle ne sait pas où s’ouvre le portique de la nuit.
Les enfants rêvent en boule, ils sont hérissons de l’hiver. Les enfants écoutent rugir les tigres et hurler les loups, ils se souviennent bien. Est-ce que dans les caves des immeubles il n’y a pas les hardes du monde du dessous, comme autrefois les lièvres mangeurs de morts ? Est-ce que sur les esplanades quadrillées où coule la nuit il n’y a pas le galop des nomades mangeurs de chevaux, leurs sabres luisants de lune, leurs lances enrubannées pointées vers l’étoile Sirius ? C’est leur souffle qu’elle sent sur son visage, le froid de leur regard, et dans son cœur bat le rythme de leur course, leurs chevaux de nuit, leurs caresses d’herbe sous le vent.
Pour voir cela, pour entendre cela, la jeune fille sort de sa chambre à minuit, elle revêt le jean moulant et le blouson de cuir qui sont ses armures, elle se laisse glisser le long de la gouttière, elle fuit le creux trop doux de son enfance, le nid rose et les coussins à fleurs, l’haleine de son enfance, les photos et les albums de Mickey, les coquillages glanés sur les plages mouillées de pluie et les pommes de pin, elle fuit le sommeil qui coule comme un filet de rivière trop paisible.
Elle s’en va, parce que là-bas, droit devant elle, au bout de la route qui mène au lycée, il y a vraiment tout à coup un creux inconnu qui l’appelle, et ces noms, ces noms dangereux qui disent :
MARB MEMO
Emporio
Auvers-sur-Ois
RIVE
Saturne
chacun de ces mots est un secret, un secret lové, un instant libéré, et bondissant, jaillissant, prêt à mordre, un éclair.
La nuit froide est un frisson sur sa peau. La nuit est son vêtement. Le ciel est serré contre la terre, les lames des ciseaux défont les nœuds des tissus, coupent les liens des lacets, les anneaux des ceintures. La nuit est nue. Les barrières sont tombées, les insignes et les drapeaux, les livres trop écrits et les codex où furent gravées les lois des hommes. La nuit les ferme, les efface. La ville se creuse comme une grande vague qui déferle. Les racines des immeubles sont à nu, on voit des choses rouges, luisantes, des viscères. Il y a un silence qui tue les pendules. Il y a un froid qui entre en elle, en toi, une aiguille d’abîme.
La jeune fille de quinze ans sent la nuit sur son visage, sur la peau de son ventre, sur sa poitrine, chacun de ses poils se hérisse. Chaque pore de sa peau est un œil, elle sent toutes ces étoiles, tous ces mots, tous ces regards qui l’attendent. À gauche, à droite, les mains se tendent tandis qu’elle passe, elle entend son cœur rebondir au fond de l’espace, dans sa gorge, dans son cerveau, elle sent la langue qui se déroule entre ses cuisses, jusqu’au fond, jusqu’au point le plus brûlant, le plus secret, le plus douloureux, le point où commence la vie, le point qui l’unit à sa mère, à sa grand-mère, le point au centre de son ventre où puise continuellement le sang.
Elle ne sait pas ce qu’est la mémoire. Il n’y a rien derrière elle, rien dans son nom, rien dans sa salive. Juste ce point qui palpite, se rétracte et puise encore. La nuit entoure sa peau. La nuit crisse sur les empreintes de ses doigts.
Elle ne sait pas ce qui la suit, ce qui va suivre. Elle entend peut-être la musique, venue de si loin. Une femme noire qui crie dans la nuit, et son ventre se déchire et expulse sur le sol un enfant rouge qui luit comme un astre. Puis le lait coule des seins et se répand et trace un chemin blanc dans le ciel, coule dans la bouche de l’enfant vivant. Et les heures si longues, jusqu’au jour. Quand le soleil reparaît, déjà brûlant, la caravane a recommencé à marcher, hommes au visage fermé, enfants déjà vieux, vieillards geignant comme des tout-petits. Des oiseaux de proie dans le ciel, les blaireaux et les renards qui se partagent le placenta déterré.
Elle marche dans la nuit, dans ses habits serrés, ses yeux sont endurcis. La ville se creuse comme une vague qui déferle. Le mal apparaît partout, il traîne dans les couloirs des hôtels à putes, dans les salons bourgeois sur les écrans géants les sexes de femme sont ouverts comme des patelles. « Vole ! » « Brise ! » « Prends ! » « Jouis ! » « Cherche ! » Les mots à une seule syllabe jaillissent du cœur marmonnant de la ville, s’élancent vers les périphériques, courent comme des animaux, brament et crient comme des animaux à l’abattoir.
Dans la nuit, la jeune fille de quinze ans a peur, elle entend le bruit de ses pas, elle sent le souffle sur sa peau. Mais elle continue d’avancer, sans savoir ce qu’elle cherche, ce qui la cherche. Un nom peut-être, une main, une odeur de garçon, une voix qui s’enfonce jusqu’à ce point brûlant qui l’unit au monde.
C’est une très grande clairière sous la lune. La nuit brille sur la glace. La voix des loups a gelé, suspendue en cristaux de givre à leur gueule. De là où elle se tient, la jeune fille de quinze ans peut voir le cœur rougeoyant de la ville. Le ciel est invisible, il est une haleine. Il n’y a pas de démons. Il n’y a pas de morts vivants. Il y a des assassins et des drogués. Mais rien n’a changé. Les peuples nomades, les peuples des déserts de sable et des déserts de la mer, les peuples des chemins sous les nuages errants, dessinant leurs empreintes en cercles de pierres et en gouttes de cuivre sur la peau, les peuples aux masques d’antilope et aux ailes de papillon sont sortis du rêve qui les contenait.
La jeune fille de quinze ans doit entrer dans la vie en quittant sa chambre. Elle le sait. Elle les voit, elle les attend. Ils sont dans son ventre. Ils sortent de son regard. Ils sont ses créatures. Elle n’a pas de savoir, pas de mémoire. Son corps est dur comme la nuit, ses yeux, ses seins, ses épaules, sa chevelure en rivière noire. Elle se coule au-dehors sur les paroles de Rimbaud. Elle va au-devant de ce qui la regarde, elle va vers ce qui l’appelle. Dans son ventre il y a la faim très grande, la faim de vivre, de saisir, d’être prise, de naître, de faire naître. Elle écoute dans la nuit le grincement des guimbardes qui jouent la Mejorana, la Malaguena, qui répètent son nom, encore et encore. Elle est elle. Elle appartient aux vieux peuples nomades, aux peuples des déserts de la mer et du sable, aux peuples des antres et des vallées, aux peuples des forêts et des rivières.
Elle se glisse dans la nuit, elle est libre. Elle s’en va.
C’était le souvenir d’une autre vie, pour Eva, un temps sans limite. Elle avait été à l’hôtel toute sa vie, voyageant sur des paquebots lancés à l’aventure des mers, d’escale en escale, entre Venise et Alexandrie, ou sur la mer de Cortés, de Topolobampo à La Paz. Elle avait tout connu, l’amour et la fête, au temps des festivals, la richesse, la célébrité pareille à une fumée, puis tout avait fondu de ville en ville, dans les galas de pacotille et les amants de commande, et maintenant qu’elle était une vieille femme seule, il ne lui restait plus que la richesse des souvenirs.
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