Il y avait, dans ces chambres d’hôtel, tantôt somptueuses, tantôt sordides, quelque chose d’à la fois magnifique et pathétique, comme le reflet exagéré de la vie. L’aventure que rien n’arrêtait, la brûlure de l’amour qui n’est plus, l’effacement des visages, un retrait continuel du monde, une exquise amertume. Maintenant, dans cette chambre de l’hôtel d’Almuñecar au nom qu’elle avait presque inventé, et qui lui était destinée depuis le commencement, elle se remémorait tout ce qu’elle avait connu, tout ce qu’elle avait vécu. Ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était la plongée, au bas des escaliers, passé le sas, dans le tumulte des villes. Elles étaient toutes différentes et pourtant si semblables (le bruit des voitures à cheval à Mérida, la foule à Constantinople, le grondement de Tokyo). Pour ne pas se perdre, elle disposait sur les tables les mêmes livres ouverts. Chaque jour, elle tournait une page d’ Impressions d’Afrique, de Nadja, ou des Poésies, peut-être pour exorciser la mort. Parce qu’elle pensait à Raymond Roussel justement, à son corps froid et déjà raidi que les domestiques emportaient au loin, afin que la chambre fût toujours aussi lisse, toujours aussi irréelle. Elle pensait au jeune Montévidéen, à son visage d’ange exsangue renversé dans la chambre anonyme. Allongée sur le lit à deux places, elle rêvassait en regardant le plafond où la fumée de ses cigarettes dessinait des lettres illisibles.
Souvenir d’un autre monde, qu’elle avait traversé sans le voir, les yeux éblouis de miroirs. Ici, pour la première fois, elle ressentait le danger caché dans la banalité du décor, ces rideaux de nylon accrochés au chemin de fer, ces appliques, ces illustrations représentant des moulins à vent, des rivières, des navires. Maintenant que tout avait fui (et qu’elle-même s’était mise hors d’atteinte), il ne restait que le frisson délicieux du danger, ces coups légers frappés à la porte, comme un signal amoureux d’un rendez-vous au crépuscule. Elle se levait sans hâte, elle marchait pieds nus sur le carrelage, jusqu’à la porte. « Votre thé, mademoiselle. » Le garçon d’étage ressemblait à Nathan, il avait les mêmes yeux en amande éclairés d’une lumière à la fois douce et cruelle. Il posait le plateau sur la table basse, près de la fenêtre, il repartait en serrant dans sa main quelques billets. Ainsi plus rien ne nécessitait de hâte, plus rien n’était exigé d’elle, sauf le prix de la solitude. Le seul bien qu’elle avait reçu de la vie, en échange des mirages de son corps, du son de sa voix, du désir que les hommes croyaient lire dans son regard.
Eva se souvenait de ces jours à l’hôtel Washington, à Colon, avec Nathan, ces jours passés à regarder la mer, les navires mouillés au large attendant de traverser le canal. Ensemble ils s’aventuraient dans les rues de la ville noire, ils écoutaient les orchestres jouer le pindin, ils regardaient les matrones danser à la porte des sanctuaires, devant les triangles enflammés et les offrandes de fruits. Puis ils rentraient à l’aube, et le grand hôtel était pareil à un navire de bois, craquant dans le vent de l’océan avant de traverser l’isthme. Des années plus tard, Nathan était mort, et elle n’était jamais retournée à Colon. À Buenos Aires, du haut de sa suite à l’hôtel Revolución, elle regardait le flot des voitures, elle entendait le bruit des accidents, les sirènes de la police. Elle errait dans les rues, jusqu’à ce bar de Corrientes, comme si elle allait rencontrer Onetti. Ou bien à Colima, à l’hôtel Casino, sous les ventilateurs, dans la longue entrée décorée de plantes en plastique, elle attendait vainement de voir la silhouette lourde et un peu hésitante de Rulfo.
Que restait-il, ici, à Almuñecar (Costa Bananas) ? Dans toutes ces chambres, dans ces salons, dans ces bars et ces halls, c’était le temps qu’elle n’avait pas su capturer. Plutôt que des photos ou des bibelots, elle aimait disposer dans une soucoupe un fruit, une pomme, qu’elle regardait jour après jour vieillir et se friper comme un visage de femme.
Conversations légères avec le concierge, avec le veilleur de nuit. « Resterez-vous longtemps avec nous, mademoiselle ? — M’aimez-vous assez ? » « Les pluies vont bientôt commencer, la morte-saison. — Ma saison, donc. » Elle avait aimé par-dessus tout ces villes qui vivaient au rythme des voyageurs : Chichester, Étretat, Biarritz, Syracuse, Tanger, Alexandrie. Ici, à Almunecar, hôtel de la Solitude, Eva ne possédait plus rien, même plus assez d’argent pour continuer à vivre. Rien que ces souvenirs heureux, l’illusion de l’éternel retour, et la certitude à peine voilée de la nécessité de s’en aller bientôt, pour toujours. On ne choisit rien. C’est seulement ainsi, quelques coups légers frappés à la porte de la chambre, le silence, puis un corps froid, déjà raidi, qu’on emporte vers l’oubli, et dans l’escalier, l’ange vêtu de blanc qui regarde de ses yeux langoureux et cruels. Et, sur quelque guéridon oublié, un thé inutile.
SUE
Le jour de ses seize ans, Sue est partie de chez ses parents. Elle habitait une petite ville du nord-est des États-Unis, mettons Moline, juste une rue centrale avec le drugstore, les magasins de pêche et un restaurant café-bar, le City Hall, le collège, et à chaque bout de la rue une station-service, d’un côté Chevron, de l’autre Shamrock, l’une spécialisée dans les réparations de pneus, l’autre dans la mécanique agricole John Deer. Elle était née dans cette ville, elle avait passé ces seize années entre la maison de ses parents (où seule la couleur de la moquette avait changé une fois) et le collège Saint John. Elle avait eu des amies, et à treize ans, quand elle avait été réglée, elle avait commencé à sortir avec des garçons. Son père n’avait pas bien supporté, surtout un garçon nommé Eddie, qu’il trouvait insolent et un peu voyou. Un jour qu’il l’avait traité de bon à rien, Sue avait répondu et il l’avait giflée, mais ce n’était pas à cause de ça qu’elle avait décidé de partir. C’était le monde si grand, et Moline si petit. C’était cette rue unique posée sur la plaine comme une piste pour les extraterrestres, et le bruit lancinant des trains qui passaient dans la nuit, allant vers l’inconnu. À cette époque, Sue était déjà telle que je l’ai connue, une fille grande et forte, très blonde, avec un regard bien droit et une denture parfaite. Elle ressemblait à sa mère, mais la vie avait bien usé ses parents, même sans qu’ils aient vraiment des soucis, à la manière de ces plantes qui se rident et se dessèchent sur place.
Elle ne disait rien. Eux ne disaient rien non plus. Seulement, le jour de ses seize ans, toujours à cause de la même histoire, son père a grogné : « Tu coûtes cher, tu devrais chercher du travail. » Alors Sue a pris un sac, elle a mis ses économies dans la poche de son pantalon, et elle est partie. Elle n’a rien dit à personne, pas même à Eddie. Elle n’avait rien à dire. Elle a pris un Greyhound à Chicago et elle est allée vers l’est, parce que c’est là-bas qu’on trouve du travail. Elle a travaillé un an à Philadelphie, serveuse dans un café. Cette vie lui plaisait bien, mais elle a eu des problèmes avec un type, et elle a repris son sac, et elle est allée au sud, à Atlanta. Elle a fait toutes sortes de boulots, caissière dans un drugstore, et même vendeuse dans une boulangerie française. Quand elle a eu ses dix-neuf ans, quelques économies, elle a voulu revoir ses parents. Elle a pris un Greyhound, en une nuit elle est arrivée à Chicago. Elle a attendu jusqu’au matin le car pour Moline. C’était toujours ennuyeux, ces salles d’attente, il y avait des types qui venaient, qui cherchaient à l’attaquer, qui racontaient des salades. Depuis le temps, elle savait se défendre. À Atlanta, une fille noire qui travaillait dans le même café lui avait donné le truc, le cutter dans son sac, à côté des cigarettes. Mais elle n’avait jamais eu besoin de s’en servir. Le car est parti à 8 heures, à 9 h 25 elle est arrivée à Moline. Il pleuvait. Elle a marché dans la grand-rue, elle se souvenait de tout. Il faut dire que rien n’avait changé. Seulement le café où elle rencontrait Eddie. Maintenant c’était un magasin de bonbons. Elle a acheté de la gomme, et elle a traversé la rue après le City Hall. La petite maison blanche de ses parents était là, avec son talus engazonné et son pin bleu brûlé par les engrais. Elle a entendu le bruit de la TV dans la cuisine, là où sa mère prenait son café en bigoudis. Quand elle a sonné, il y a eu un aboiement frénétique de l’autre côté de la porte, et Sue a pensé : « Tiens ? Ils ont un chien maintenant ? » Une voix a dit : « Qu’est-ce que c’est ? » Ce n’était pas la voix de sa mère. Sue a dit son nom, et le nom de ses parents. À travers la porte, la femme a répondu que ces gens-là étaient partis il y avait plus d’un an, sans laisser d’adresse. Personne ne savait où ils étaient allés. Sue a marché un moment dans les rues sans savoir quoi faire. Comme il pleuvait, et que de toute façon elle n’avait plus rien à faire ici, elle est retournée à la station des cars, et elle a pris le premier car pour Chicago. De là, elle est repartie vers le sud.
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