Les années s’éloignent, se défont. Ce n’est plus toi qui t’en vas sur ce bateau, à travers la Méditerranée, vers le port de Marseille. C’est ta ville natale, ton quartier, tes amies, tes frères, ta mère, qui sont sur le pont d’un immense navire blanc et poussiéreux qui s’éloigne vers l’horizon brumeux, qui passe de l’autre côté du monde. Ils s’en vont, ils emportent ta naissance, ton nom et ton enfance, les secrets, les rires, les chansons qui grésillent sur les postes de radio, l’odeur du café et de la coriandre, l’odeur des marchés et des chèvres, l’odeur de la vie. Ils s’en vont, ils te quittent. Tu as su cela, un jour. Tu as découvert que tu étais seule, tu n’as pas compris pourquoi. Tu as compris que tu n’avais plus de ville ni de pays, juste des papiers, des permis de séjour, des cartes, des quittances de loyer, cela seulement. Peut-être que c’était comme si tu n’étais jamais née, comme si tu n’avais jamais eu d’enfance ni de quartier, seulement des rêves. Peut-être que c’était comme si tu étais née une nuit, par hasard, dans l’appartement de la rue du Génie, une nuit d’hiver quand la neige tourbillonnait autour des réverbères, du côté des bâtiments de la manufacture des Tabacs.
Puis tu t’es enfuie, tu es venue dans cette ville. Tu es venue ici parce que c’était le bout du monde, le terminus, la ville la plus perdue dans la mer. Les filles de Marseille, de Lyon, de Caulincourt, Paris, disaient toutes qu’elles iraient là un jour, qu’elles se sauveraient et qu’elles iraient sur la côte, et qu’elles auraient une autre vie. Toi aussi tu disais cela, mais quand tu t’es sauvée, tu n’as pas réfléchi à tout cela. Tu n’as pas pensé que ça allait changer ta vie. Instinctivement, tu as voulu aller vers la mer, tu as voulu être le plus près possible de la mer, comme si tu pensais que ce bateau qui t’avait amenée de Tanger à Marseille allait revenir, exactement le même, et tu pourrais faire le voyage à l’envers, remonter le temps presque à l’horizon et retrouver ce que tu avais perdu. Peut-être croyais-tu cela ? Peut-être que tu as pris le train du nord au sud, simplement parce qu’il n’y en avait pas d’autres ?
Dans cette ville, il y avait les mêmes voitures qui rôdaient, les mêmes regards quand tu étais debout, entre deux pare-chocs, avec le vent qui soufflait sur ton visage. Il faisait froid, et les cinq pull-overs que tu avais mis les uns par-dessus les autres faisaient paraître ta poitrine énorme, invraisemblable. Les mains des hommes se glissaient sous cette fourrure, dans les autos où les dossiers étaient basculés. Même dans la chambre de l’hôtel AAA, tu n’enlevais pas les pull-overs. Ce qui te faisait peur, c’était le froid, le froid du vent au-dehors, mais surtout le froid qui entre dans les poumons et qui creuse une caverne, qui ronge et arrache. C’était il y a longtemps, quand tu venais d’arriver. Un soir le vent soufflait sur le grand boulevard, au carrefour de la rue Réaumur. Dans la nuit, le vent avait commencé à entrer en toi, dans la chambre de l’hôtel, et tu n’avais plus pu marcher. Tu entendais le bruit de l’air dans tes poumons, comme un bruit de sable sur une plage. Tu entendais le bruit du feu et du froid dans ton corps. Cela avait duré des jours, et tu avais failli mourir une nuit, toute seule dans la chambre. Tu sentais la vie s’en aller. Tu avais frappé contre le mur, de toutes tes forces, sans crier parce que déjà tu ne pouvais plus parler ni crier. La voisine avait fini par venir, et on t’avait emmenée à l’hôpital, une grande salle blanche. C’est là que tu avais décidé de partir. Dans cette grande chambre pleine de lits, avec des femmes pâles qui attendaient les gens qui apportaient des fleurs, des journaux. C’était Bruno qui apportait les médicaments sur un chariot roulant, qui emportait le linge, les assiettes. Avec lui, tu as parlé de partir. Il ne savait pas ce que tu faisais, au début. Tu ne voulais pas le lui dire, tu faisais comme si tu étais employée quelque part, dans un hôpital, à la Salpêtrière, par exemple. Quand il l’a su, il t’a battue, mais il n’est pas parti. Il venait te voir à l’hôtel, ou c’est toi qui allais chez lui, quelquefois, le soir. Et puis un jour tu es partie avec lui, tous les deux dans le train, jusqu’à cette ville du bout du monde. Comme si tout allait être changé, et que tu pouvais retrouver les souvenirs de ta ville, de la fontaine, la maison où ta mère cuisait le poisson et le riz. Mais ça n’a pas changé. Simplement, ici, quand tu rentrais chez toi, dans l’immeuble neuf sur la route de l’aéroport, Bruno t’attendait. Il écoutait la musique de son île, sur une bande magnétique. Il avait un copain boxeur qui venait avec sa petite amie qui s’appelait Josèphe. Personne ne te battait plus, personne ne prenait de l’argent dans ton sac. Toi, tu étais plus près de la mer. Tu ne la regardais pas, parce que le matin rien n’était beau, et que le soir, il n’y avait rien d’autre que le serpent de métal des voitures qui frôlait ton visage.
C’était le premier hiver de liberté, peut-être. Tu pensais à ce qui allait changer, tandis que tu michetonnais sur la grande avenue où soufflait le vent, un endroit, un asile, loin du bruit, loin des routes. Non pas ta ville, parce qu’elle avait disparu pour toujours. Un endroit, simplement, un appartement vraiment à toi, où tu pourrais dormir. Personne ne verrait plus ton visage. Tu n’attendrais plus rien, tu n’aurais plus besoin de personne. Bruno, peut-être ? Mais les hommes ne sont que des passants, et tu savais qu’il partirait, qu’il irait chez lui un jour, de l’autre côté de l’océan, au pays de sa musique. Tu avais pensé, quand même. Tu avais rêvé. Là-bas, une maison, un jardin, les voix des enfants, la lumière qui scintille sur les vagues de la mer, l’odeur des fruits, des poissons frétillant dans l’huile chaude. Jamais tu n’aurais osé lui dire cela. Quand le boxeur venait, et qu’ils parlaient ensemble dans leur drôle de langue, tu savais bien que ça n’était pas possible, que jamais tu n’irais là-bas avec Bruno.
Un jour, tu pleurais dans la chambre, tu avais bu du vin et tu pleurais. Il t’a regardée, il a dit : « Qu’est-ce qui te prend ? Tu es folle ? » Jamais tu n’aurais pu dire que tu voulais partir avec lui, aller là-bas. Les filles des rues n’ont pas d’avenir. Cela tu ne le savais pas vraiment. Le grand bateau qui était parti en arrière en emportant tout avec lui, la place de ta ville avec les enfants qui courent en criant, les odeurs, les musiques, tous les gens aux regards lisibles, ce bateau n’avait pas seulement enlevé ta naissance et ton passé, Kalima. Il avait pris aussi ton avenir.
Sur cette terrible avenue où souffle le vent froid de l’hiver, les autos viennent, s’en vont. Les heures n’ont plus de réalité. Qu’est-ce une heure, quand on fait l’amour avec un homme qu’on n’aime pas, pour prendre son argent ? Un soir, l’un d’eux portait ta destinée. Peut-être qu’il est venu à pied. Ou bien il est descendu d’auto, pendant qu’un autre l’attendait. Il a marché vers toi, sans se presser. Tu n’as pas vu son visage à cause de la lumière des réverbères qui était derrière lui. Un homme. Il est venu vers toi, comme s’il voulait t’emmener, comme s’il était un client. Tu lui as sans doute parlé, ou bien tu t’es seulement tournée vers lui, avec ton buste gonflé qui débordait entre les voitures arrêtées. Il t’a frappée de bas en haut, d’un coup violent, et à cause des épaisseurs de laine des cinq pull-overs, le couteau n’est pas entré profondément dans ta poitrine, et tu as crié. Les autos continuaient à passer derrière toi, le long serpent de métal aveugle et sans pensée. Encore, et encore, l’homme t’a frappée, avec tellement de force que ton corps s’est plié en deux, et la troisième fois le couteau a traversé les cinq pull-overs et a cloué ton cœur. C’est la police qui est venue ensuite, et l’ambulance qui t’a emmenée vers l’hôpital, mais alors tu ne vivais plus, tu avais quitté ton corps et ton buste où les pull-overs inutiles étaient trempés de ton sang. Maintenant, cette ville, et ces avenues, et ce monde tout entier n’ont plus besoin de toi, ô Kalima. Tu t’es éloignée, et tu laisses tout ce monde dans son ordre, dans sa machination, ce monde où les places continuent à bruire, avec les fontaines et les filles, et les cris des coqs et les aboiements des chiens, et la poussière qui sans cesse monte et retombe, monte et se repose. Mais toi tu n’y es plus.
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