Je ne me souviens plus très bien du jour où j’ai rencontré Maramu pour la première fois. J’étais à peine sorti de l’enfance, et elle, elle était déjà une femme. Elle s’appelait Jehanne, mais on l’appelait par son nom maohi, Maramu, Vent du sud. À cette époque mon père et moi nous habitions dans cette maison au bord de la mer, à Punaauia. Il était médecin à l’hôpital Mamao. Mon père s’était séparé de ma mère quand j’avais six ou sept ans. Le souvenir que j’ai, c’est son rire, sa voix un peu chantante. C’était à cause d’elle que mon père était venu s’installer ici, puis elle l’avait quitté pour suivre un Américain à Los Angeles. Mon père disait qu’elle était partie parce qu’il avait cessé de l’amuser. Il avait enlevé tout ce qui pouvait lui rappeler ma mère, les lettres, les photos, même les bibelots qu’elle avait achetés. Un jour pourtant j’ai trouvé une vieille photo, qui datait des premiers temps de leur mariage. Ils étaient sur le pont d’un ferry, avec des gens autour. Elle paraissait très petite et frêle à côté de lui, avec un visage d’Asiatique et des cheveux cuivrés. J’ai gardé la photo dans ma chambre, dans la boîte secrète où je rangeais les choses importantes. Puis j’ai fini par l’oublier.
Maramu était l’être le plus étrange que j’aie jamais rencontré. Elle entrait à chaque instant dans notre maison, pareille à une déesse à peau sombre, avec un visage enfantin, des yeux très doux et écartés, et quand sa vue se fatiguait elle avait l’œil gauche qui tournait et ça lui donnait une expression un peu perdue. Elle avait surtout une chevelure magnifique, ondulée et très noire, qui l’enveloppait et tombait jusqu’à ses reins en une parure sauvage.
Elle allait toujours pieds nus, vêtue seulement d’un paréo qu’elle nouait sur sa poitrine. Elle entrait dans la maison par la plage, sans faire de bruit, avec l’insouciance dédaigneuse des gens qui ne possèdent rien. Mon père m’avait raconté un jour qu’elle était de la lignée de Ta’aroa et de Temeharo, des princesses de Raiatea, des princesses sans terre. Elle m’avait donné un nom maohi, elle m’appelait « Tupa », je ne sais plus pourquoi, peut-être à cause de mes coups de soleil, ou parce que je marchais un peu de travers comme les crabes de terre. Elle m’embrassait. Elle venait voir mon père pour qu’il lui donne des médicaments pour son fils. J’étais étonné de penser qu’elle avait déjà vécu tant d’expériences, nous avions presque le même âge et elle avait connu tout ça, l’amour, la maternité, la vie. Je n’avais jamais vu son fils. Il était l’enfant d’un Américain nommé Sumner, c’étaient les parents de Maramu qui l’élevaient à Raiatea. Il s’appelait Johnny. Il paraît qu’à présent il travaille dans un hôtel, à Hawaii.
Le temps a passé. Je me souviens, elle entrait dans la maison, elle prenait les médicaments pour son fils, comme si c’étaient des bonbons, sans écouter ce que mon père lui disait. J’étais amoureux d’elle, de ses yeux, de ses cheveux, de sa démarche silencieuse, ses pieds endurcis bien à plat sur le ciment du sol. Elle me parlait, elle disait « tu » à tout le monde, les conventions des Français l’ennuyaient. Je me souviens de la façon qu’elle avait de s’asseoir par terre, en tailleur avec son pied gauche appuyé sur sa cuisse. Mon père disait que c’était comme cela que s’asseyaient les anciens Khmers, les anciens Mayas. Une main posée sur la cuisse, l’autre ouverte paume vers le ciel, pour raconter des histoires.
Elle me parlait de choses extraordinaires, qu’elle avait lues dans des livres, peut-être, ou bien qu’elle avait inventées, sur ses ancêtres qui étaient des poissons de la mer, ou sur les grands arbres qui poussent au pied des volcans, et dont les racines sont des tactiles, vibrant de tout ce qui se dit dans le monde.
Les matins, quand je n’allais pas au lycée, elle m’emmenait sur le récif. Nous marchions très lentement, comme si nous cherchions quelque chose, sur le tapis très doux et vivant, et la vague déferlait contre nous, jetait son écume dans nos yeux. Puis nous rentrions dans la maison fraîche. Mon père avait apporté des fruits. Je me souviens bien que Maramu chantait, il y avait la lumière chaude de l’après-midi, on avait l’impression que tout cela devait durer éternellement.
Quand le soleil était descendu, Maramu allait se baigner dans le lagon. Elle restait assise dans l’eau sans bouger. La façon dont mon père nageait la faisait rire. Elle savait plonger, lentement en dressant la plante très claire de ses pieds vers le ciel. Après, elle retournait vers la maison, elle se rinçait au jet avec pudeur, sans quitter son paréo. Elle avait des jambes musclées, le dos épais, des seins très petits et légers. Son corps brillait d’huile. Elle secouait sa chevelure immense en envoyant une gerbe d’étincelles.
Avec Maramu, tout était simple. Je ne m’étonnais de rien. Je crois que j’ai su tout de suite qu’elle était la maîtresse de mon père. Quelquefois elle restait dans la maison pour la nuit, elle dormait par terre dans la grande chambre, elle disait qu’elle avait trop chaud dans un lit. Mon père s’appelait André, mais elle l’appelait Bob, je ne sais pas pourquoi, peut-être à cause de son petit chapeau quand il allait à la pêche, les fins de semaine. Elle ne parlait jamais de lui, et lui ne savait presque rien d’elle. Elle était un oiseau de passage.
Et puis un jour, tout a changé. Elle a cessé de venir chez nous, et jour après jour, je l’attendais. Je guettais le bruit léger de ses pieds nus sur le ciment, je croyais voir sa silhouette au loin, debout sur la barrière des récifs, un mirage.
Je comprenais qu’il se passait quelque chose, mais je ne savais quoi. Mon père était absent, nerveux, il rentrait tard. Un jour, il m’a parlé de la France, il a dit qu’on allait rentrer, que j’irais dans un établissement à Lyon, après les vacances. Il avait trouvé du travail là-bas, dans une clinique.
Maramu est revenue. C’était la fin des vacances, j’étais tout seul dans la maison. Elle est entrée sans bruit, selon son habitude. Elle s’est assise sur la terrasse pour regarder la mer. Elle avait l’air égaré, ses cheveux étaient emmêlés. Peut-être qu’elle était ivre. Elle portait une robe très verte. Elle avait mis du rouge sur ses lèvres, sa bouche paraissait immense, une blessure.
Elle m’a parlé comme si on s’était quittés le matin. Elle serrait très fort ma main, elle appuyait sa tête contre mon épaule. Je sentais l’odeur de l’huile de coprah sur sa peau, une odeur de soleil dans la nuit qui arrivait. Il y avait des nuages incroyables au-dessus de l’horizon, du côté de Moorea.
« Tupa, pourquoi la mer me donne envie de pleurer ? »
J’ai parlé d’aller se baigner. J’avais peur qu’elle ne dise quelque chose de terrible, qu’on n’allait plus se revoir. Maramu a marché avec moi dans le sable. Elle fumait. Le crépuscule éteignait la mer, il y avait des oiseaux lugubres. Elle a dit :
« Viens, on va aller s’amuser. »
J’ai écrit un mot pour mon père, je l’ai laissé sur la table de la salle à manger. Je suis parti sans fermer les portes.
Sur la route, une voiture attendait. Le chauffeur était un Chinois, Monsieur Wong, et à l’arrière il y avait un « demi » avec une petite guitare. Il connaissait Maramu. J’ai entendu qu’elle l’appelait Tomy. Elle s’est assise à côté de lui. C’était un homme très brun, maigre, avec des mains fines. Il avait un pantalon gris anthracite, une chemise à carreaux au col repassé. Je ne comprenais pas qui il était, ni pourquoi Maramu avait voulu que je vienne.
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