Adam hésita, avant de se décider à continuer. La jeune fille blonde était assise très roide sur le bord de sa chaise; elle était frémissante. Ses doigts laissaient sur la couverture du cahier d’écolier des traces de sueur. Une ombre passait par intermittences le long de la ligne de ses sourcils, issue d’un vol d’oiseaux qui passait devant la fenêtre; par suite de paroles prolongées, de souvenirs, la différence n’existait plus, entre elle et les fabuleux personnages des rêves. Les mots vivaient, ou bien elle, ou bien la licorne et le Yink, ou bien quoi que ce soit.
«Oui — il avait résolu d’en finir avec le culte satanique aux environs de seize — de seize ou dix-sept ans. De telle sorte qu’il lui resterait quatre ans avant sa majorité, quatre ans qu’il consacrerait à l’échelon des hommes. Puis neuf ans pour l’échelon des Anges. Et alors, à trente ans, s’il travaillait sans relâche, s’il ne se laissait pas aller à ses ambitions ou à ses satisfactions personnelles, il pourrait ne plus être qu’en Dieu, en Lui, par Lui, et pour Lui. Dans l’ineffable — en plein dans l’ineffable. Plus Sim Tweedsmuir, mais Dieu en personne. Vous voyez. Vous voyez.»
On aurait dit que ses paroles avaient résonné bizarrement dans l’infirmerie, dans cette petite pièce étroite, aux murs dallés de blanc, comme pour une salle de bains, comme pour une salle de latrines; on aurait dit qu’il y avait un vide immense, rectangulaire, quelque part sur terre, et qui modifiait les profondeurs de la phrase, et qui faisait s’éteindre le sens des mots.
«Tweedsmuir. Tweedsmuir. Sim Tweedsmuir. Il ne m’a plus reparlé après ça, après ce jour-là. Je crois savoir qu’il est mort, entre-temps. Il a dû attraper la syphilis quelque part, pendant sa période de satanisme. En rendant les honneurs au Diable avec une putain. Vous voyez le genre. Dans un sens, oui, c’était un type intelligent et tout. — S’il avait réussi à aller jusqu’au bout, on aurait fini par parler de lui dans les journaux.»
Adam ricana:
«Ce qui est comique, vous savez? C’est que s’il avait été rien qu’un tout petit peu plus sociable, il y a des tas de types au Lycée qui l’auraient suivi, lui et sa religion. Moi, par exemple. Mais il ne voulait rien savoir. Il se méfiait. Il ne voulait même pas entendre parler de Ruysboek, ou d’Occam. Il avait un côté mesquin, finalement, et c’est ça qui l’a perdu…»
«Vous êtes sûr que vous ne l’avez tout de même pas un peu suivie — enfin, sa religion, sa doctrine?» demanda Julienne.
Le type à lunettes noires ajouta:
«Quel âge vous dites qu’il avait?»
«Qui, Sim?»
«Oui»
«Il était probablement un peu plus vieux que moi, quatorze-quinze ans…»
«Oui, parce que ça s’explique mieux comme ça. — Ça doit être le genre de mysticisme qu’on élabore à cet âge-là, hein?»
«Vous voulez dire que c’était naïf?»
«Oui, et je —»
«C’est vrai. Mais c’était beau quand même. Je crois — je crois que si on considère que c’était l’âge du catéchisme et tout ça, ça pouvait paraître bien beau, non?»
«D’ailleurs, vous avez trouvé ça tellement beau —»
Julienne R. fronça les sourcils comme sous l’empire d’un soudain mal de tête.
«— tellement que vous l’avez suivi, n’est-ce pas?»
Le médecin-chef appuya:
«Oui, c’est ça. Et je dirais plus, vous êtes sûr que ce n’est pas de vous, toute cette histoire? Ce Sim, comment l’appelez-vous? Il a vraiment existé, ce Sim?»
«Sim Tweedsmuir …» dit Adam.
Il haussa les épaules; la cigarette lui brûlait l’ongle de l’index, et il dut l’écraser encore une fois sur le parquet, avec le bout de sa pantoufle.
«Après tout, je… je ne pourrais pas vous le dire. Je veux dire, peu importe que ce soit moi ou lui, vous comprenez? Peu importe, même, que ce soit vous, moi, ou lui?»
Il réfléchit, puis, tout de go, tourné vers la jeune fille blonde:
«Vous m’avez classé parmi quoi? Parmi les schizophrènes?»
«Non, les paranoïaques» répondit Julienne.
«Vraiment?» dit Adam, «je pensais je pensais que vous m’auriez mis chez les schizophrènes.»
«Pourquoi?»
«Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je croyais. Je ne sais pas.»
Adam demanda si on ne pouvait pas lui apporter une tasse de café. Il prétexta qu’il avait soif, ou froid, mais en réalité, c’était pour changer légèrement l’aspect de la pièce. Il était fatigué d’être dans une infirmerie, avec des chaises d’infirmerie, une discussion d’infirmerie, une odeur d’infirmerie, et un grand vide d’infirmerie. En tout cas, le docteur appela l’infirmière et lui demanda d’apporter une tasse de café.
Très vite, il eut sa tasse de café; il la posa sur son genou gauche et commença à tourner lentement la cuiller, pour faire fondre le sucre. Il but à petites gorgées, sans trop relever la tête. Il y avait quelque chose dans son esprit, comme une grosseur; il ne parvenait pas à savoir ce que c’était. C’était peut-être comme le souvenir d’un mort, l’idée absurde d’une disparition. Ou à la rigueur comme d’être sur un bateau, la nuit, et de se souvenir des milliers de choses, les vagues et les reflets, par exemple, que l’ombre dissimule.
«Alors vous ne savez pas — savez-vous ce que vous allez faire à présent?» reprit Julienne; elle s’interrompit. «Pouvez-vous me donner une cigarette?»
Adam lui tendit le paquet. Elle alluma sa cigarette avec un petit briquet nacré qu’elle sortit de son sac. Elle avait visiblement oublié les autres, et cela pouvait signifier à la rigueur qu’elle allait bientôt oublier Adam, lui aussi.
«Vous ne savez pas ce qui va vous arriver…»
Adam fit un geste de la main qui s’acheva sur l’étoffe de son pantalon, à quelques millimètres de sa rotule.
«Non — mais je m’en doute, et ça me suffit.»
Elle fit un dernier effort pour parler.
«Vous n’avez donc envie de rien?»
«Si, pourquoi?»
«Et de quoi vous avez envie? De mourir?»
Adam sourit.
«Oh mais non! Je n’ai pas la moindre envie de mourir.»
«Vous avez —»
«Vous savez de quoi j’ai envie? J’ai envie qu’on me foute la paix. Non, peut-être pas tout à fait ça… Mais j’ai envie de tas de choses. De faire ce qui n’est pas moi. De faire ce qu’on me dit. L’infirmière m’a dit, quand je suis arrivé, qu’il fallait être sage. Voilà. C’est ça que je vais faire. Je vais être sage. Non, mourir, ça ne me fait pas vraiment envie. Parce que — parce que ça ne doit pas être tellement reposant d’être mort. C’est comme avant la naissance. On doit bouillir d’envie de ressusciter. Je crois que ça me fatiguerait.»
«Vous en avez assez d’être seul…»
«Oui, c’est ça. Je voudrais être avec les gens.»
Il respira la fumée qui sortait des narines de Julienne.
«Je suis comme ce type de la Bible, vous savez, Giézi, le serviteur d’Élisée: on avait dit à Naaman de se baigner sept fois dans le Jourdain, ou quelque chose comme ça. Pour se guérir de la lèpre. Une fois guéri, il avait envoyé un présent à Élisée mais Giézi avait tout gardé pour lui. Alors, pour le punir, Dieu lui avait donné la lèpre de Naaman. Vous comprenez? Giézi, c’est moi. J’ai attrapé la lèpre de Naaman.»
«Vous savez quoi?» dit Julienne. «— Tenez, vous ne savez pas quels sont les plus beaux vers qu’on ait écrits? Ça a l’air prétentieux, bien entendu, mais j’aimerais vous les dire. Vous voulez que je vous les dise?»
Adam fit signe que oui. Elle commença à réciter:
«C’est, «Voire, ou que je —»
Mais sa voix flancha. Elle toussa un peu et reprit:
Читать дальше