«Voire, ou que je vive sans vie.
Comme les images, par cœur,
Mort!»
Elle regarda à gauche, quelques centimètres à gauche d’Adam.
«Ce sont des vers de Villon. Vous les connaissiez?»
Adam but du café; il fit non de la main. Il regarda les autres qui écoutaient, un peu gênés, un peu ironiques. & il se demanda pourquoi on le laissait en pyjama toute la sainte journée. Pour qu’il ne s’échappe pas, peut-être? Peut-être aussi n’était-ce pas, en dépit des rayures longitudinales, un pyjama qu’il portait. Ce pouvait être l’uniforme des asiles, ou des malades. Adam prit la tasse de café sur son genou, et finit de boire. Il restait encore au fond de la tasse un peu de sucre imbibé de liquide. Avec la cuiller, Adam racla le sucre et le lécha. Il aurait eu envie d’autres tasses de café, de dizaines d’autres tasses de café. Il aurait eu envie d’en parler, aussi. À la jeune fille blonde, peut-être. Il voulait lui dire, restez avec moi, dans cette maison, restez avec moi et nous ferons du café, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, nous le boirons après, ensemble; il y aurait un grand jardin, tout autour, et nous pourrions y marcher jusqu’au matin, dans la nuit, tandis que les avions passeraient. Le type avec les lunettes noires ôta ses lunettes et regarda Adam.
«Si j’ai bien compris» dit-il. «le but de la religion de votre camarade, c’était une sorte de panthéisme — de mysticisme. Une sorte de liaison avec Dieu par la connaissance? La voie des certitudes quoi?»
Julienne R. ajouta:
«Mais qu’est-ce que ça peut vous faire, tout ça? Ces histoires de mysticisme? Qu’est-ce que ça veut dire? Ça vous intéresse donc tellement?»
Adam se rejeta en arrière. Presque brutalement.
«Vous n’avez pas compris. Vous n’avez rien compris. Vous comprenez, ce n’est pas Dieu qui m’intéresse. Ce n’était pas Dieu pour Sim non plus. Pas Dieu en tant que tel, en tant que, je ne sais pas moi, Dieu créateur. Répondant à un certain besoin de finalité ou d’absolu, là, comme une clé ouvre une serrure. Bon sang, vous ne comprenez jamais cela! Ça ne m’intéresse pas. Je n’ai pas besoin d’avoir été créé. C’est comme cette discussion. Elle ne m’intéresse pas pour ce qu’elle est, pour ce qu’elle a l’air d’être. Mais seulement dans la mesure où elle remplit un vide. Un vide terrible, insoutenable. Entre les niveaux de la vie… Entre deux paliers, deux temps, vous comprenez?»
«Mais alors, ça sert à quoi, ces trucs de mysticisme?» demanda l’étudiant à lunettes.
«À rien. À rien. Absolument à rien. On dirait que vous me parlez avec des mots que je ne comprends pas. À quoi voulez-vous que ça serve? Je ne peux pas vous dire. C’est comme si j’essayais de vous expliquer pourquoi je ne suis pas vous. — Prenez Ruysbroek, par exemple: à quoi ça lui servait de faire des distinctions entre les divers éléments matériels, la terre, l’air, le feu, l’eau? Ça pouvait être de la poésie, évidemment. Mais ce n’est pas de la poésie. Le mysticisme lui a servi à atteindre le niveau — mais pas le psychologique, pas le psychologique, hein? — le niveau de l’ineffable. Peu importe où ce niveau se situait. N’importe quel niveau. L’important, c’est qu’à un moment donné de sa vie, il a cru avoir tout compris. Étant en liaison avec celui qu’il appelait Dieu depuis toujours, et ce Dieu étant par définition, éternel, omniscient, et omnipotent, et omniprésent, Ruysbroek l’a été aussi. Au moins pour chaque période de crise mystique. Peut-être même a-t-il vers la fin atteint son niveau, son épanchement total, de façon permanente. C’est ça. L’important n’est pas de savoir, mais de savoir qu’on sait. C’est un état où la culture, la connaissance, où le langage et l’écriture ne servent plus à rien. À tout prendre, si on veut, ça pourrait être une sorte de confort. Mais jamais une fin en soi, vous voyez, jamais une fin en soi. & à ce niveau, c’est vrai, il n’y a pas eu tellement de vrais mystiques. Comprenez —, pour parler dans le style dialectique, — mais les rapports sont différents, bien entendu — on peut être qu’on est. C’est un état, simplement. Mais c’est le seul aboutissement possible de la connaissance, en fin de compte. De n’importe quelle autre façon, la connaissance aboutit à une impasse. Elle cesse alors d’être connaissance. Elle prend une forme au passé. Tandis que là, elle est exagérée d’un seul coup, elle devient tellement énorme, tellement écrasante, qu’en dehors d’elle plus rien ne compte. On est qu’on est — Oui, c’est ça. Être d’être…»
M lleR. secoua légèrement la tête; sa lèvre inférieure frémit, comme si elle était en proie à des pensées contradictoires.
«C’est intelligent, tout ça» dit le type à lunettes. «Mais c’est tout ce qu’on peut en dire…»
«Ça ne veut rien dire, c’est de l’amphigouri métaphysique» coupa un autre étudiant. Le type à lunettes continua:
«Je ne sais pas — je ne sais pas si vous avez réfléchi que c’est un genre de raisonnement qu’on ne peut plus arrêter. Comme les reflets dans un miroir à trois faces. Parce que moi, par exemple, je peux vous dire qu’on est qu’on est qu’on est qu’on est. Et ainsi de suite. Ça me parait plutôt de la rhétorique. Du genre de rhétorique qu’on fait à douze ans pour s’amuser. Du syllogisme. Dans le genre de, un bateau met six jours pour traverser l’Atlantique, donc six bateaux mettront un jour.»
«Je n—»
«Dans la mesure où, dans la mesure où le concept d’existence suppose une unité. Une unité qui est la conscience d’être. Et où cette conscience d’être n’est pas assimilable à la définition phraséologique, qui, elle, est indéfiniment décuplable. Comme tout ce qui est imaginaire. Ça peut très bien ne pas s’arrêter. Hein?»
«Ce n’est pas vrai» dit Adam. «Ce n’est pas vrai. Parce que vous confondez. Vous confondez l’existence comme réalité vécue et l’existence comme cogito, comme point de départ et point d’arrivée de la pensée. Vous croyez que je suis en train de parler de concepts psychologiques. C’est ce que je n’aime pas avec vous. Vous voulez toujours introduire partout vos satanés systèmes d’analyses, vos trucs de psychologie. Vous avez adopté une fois pour toutes un certain système de valeurs psychologiques. Propres à l’analyse. Mais vous ne voyez pas, vous ne voyez pas que je suis en train d’essayer de vous faire penser — à un système beaucoup plus grand. Quelque chose qui dépasse la psychologie. Je veux vous amener à penser à un système énorme. À une pensée, en quelque sorte, universelle. À un état spirituel pur. Vous voyez, à quelque chose qui soit un comble du raisonnement, un comble de la métaphysique, un comble de la psychologie, de la philosophie, des mathématiques, et de tout, de tout, de tout. Oui, c’est tout à fait ça: quel est le comble de tout? C’est d’être d’être.»
Il dirigea ses paroles vers Julienne R…
«C’est parce que j’ai parlé d’un état d’extase, tout à l’heure. Alors, vous l’avez assimilé à un fait psychologique. Quelque chose qui se soigne. Quelque chose comme: délire paranoïde pathologique etc. Je m’en fous. Je vais essayer de vous dire ce que c’est, et puis ça sera fini. Après ça, ne me demandez pas ce que je pense de Parménide, parce que je ne pourrai plus vous le dire…»
Adam repoussa sa chaise en arrière; il se coinça le dos contre le pan de mur. C’était un mur froid et solide, carrelé de blanc, qu’on pouvait facilement associer à soi, soit pour la lune, soit pour le sommeil. De plus, il allait certainement retentir des vibrations de la voix d’Adam, transmises par son dos, et les répercuter à travers toute la pièce, lui épargnant ainsi la fatigue de parler haut. Adam expliqua, en articulant à peine:
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