Alors, mon cher Adam, ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi n’as-tu pas fait la même chose que pour l’histoire du bol bleu?
Pourquoi n’es-tu pas venu me parler? Je t’aurais conseillé, comme autrefois, j’aurais essayé de t’aider. Tu ne peux imaginer la peine que m’a causée ton billet si sec et si bref, me mettant face à un état de fait, dans l’impossibilité de t’aider — Ton père a été en colère, mais moi, ce n’est pas pareil. On n’efface pas tant d’années de confiance et d’affection, mon enfant. Je regrette que tu n’aies pas réfléchi à tout cela avant de partir — car tu n’y as pas réfléchi, j’en suis sûre. Mais, je l’espère, il s’agit déjà presque du passé. Dès que tu auras reçu cette lettre, reviens à la maison, et nous ne te reprocherons rien — nous ne te demanderons aucune explication — ce sera vite oublié. Tu as grandi, tu es majeur depuis longtemps, et libre d’aller où tu veux — Nous en parlerons ensemble si cela te dit. Si tu ne veux pas retourner tout de suite, écris-nous une longue lettre, à ton père et à moi — Mais je t’en prie, Adam, ne nous laisse pas sur la mauvaise impression d’un mot griffonné à la hâte, sur la terrasse d’un café. Ne nous laisse pas sur notre inquiétude et sur notre déception. Écris-nous une lettre affectueuse, Adam, qui montre que nous sommes encore ton père et ta mère, et pas des étrangers vis-à-vis desquels tu restes hostile — Dis-nous ce que tu comptes faire, où tu veux travailler, comment tu te débrouilles, où tu as l’intention d’aller — J’ai vu dans les journaux qu’ils demandent des instituteurs en Afrique Noire et en Algérie; ce n’est pas tellement payé, mais ce pourrait être un début avant de faire autre chose.
Il y a aussi des postes de lecteur de français en Scandinavie, et sûrement bien d’autres — avec les diplômes que tu as, tu obtiendrais facilement une situation dans un de ces pays, à moins que tu ne préfères rester ici. Tu pourrais alors louer une chambre en ville, dans un quartier qui te plaît. Nous te prêterions l’argent dont tu aurais besoin, quitte à nous rembourser plus tard — Tu viendrais nous voir de temps en temps au courant de la semaine, ou bien tu nous écrirais. En tout cas. nous saurions ce que tu fais, si tu vas bien, si tu as des problèmes d’argent ou autres.
Vois-tu, Adam, ce que tu as fait là, il faut t’en rendre compte, ne peut durer éternellement — tu ne peux continuer le reste de ta vie, avec un mur entre toi et nous; tu ne peux rester sur la lancée d’un simple coup de tête. Il ne le faut pas. Tôt ou tard, il faudra que tu entretiennes des relations amicales avec quelqu’un d’entre nous — sinon, tu auras à le faire avec des étrangers. Il faudra que tu te formes un cercle d’amis, d’affection, sans quoi tu souffriras et tu risqueras d’en pâtir le premier. Alors, puisque tu dois de toute manière abandonner cette position de brusquerie et de méfiance, pourquoi ne pas le faire tout de suite, et avec nous? Tout ce que nous avons fait pour toi, ton père et moi, a été fait dans l’idée de lutter contre ton asociabilité et ta pusillanimité — c’est parce que nous ne voulons pas que les autres te condamnent, parce que tu es notre propre chair, que nous persévérons dans notre affection. Le clan des Pollo, comme tu l’appelais autrefois, doit rester uni. Et même avec un élément aussi difficile que toi, il ne faut pas qu’il se désintègre — Je t’en prie, pense que nous représentons, Adam, une parcelle de quelque chose d’indestructible. C’est bien dans cet esprit que nous avons élevé Philippe, et c’est dans cet esprit que nous aurions aimé que tu fusses élevé.
Donc, mon cher Adam, rien n’est perdu — Avec de la bonne volonté, tout peut redevenir comme avant — En dépit de ce qui peut te paraître, nous restons toujours le clan des Pollo. Tu portes le nom, et le prénom d’un de nos ancêtres. L’arrière-grand-père s’appelait Antoine-Adam Pollo — Tu dois être une part importante de ce clan, même si tu ne fais pas comme les autres — même si tu te singularises par ailleurs. Il y a mille façons d’être unis, souviens-t’en, Adam. Tu peux choisir celle qui te convient; sois sûr qu’elle me conviendra toujours.
J’attends dès demain une lettre de toi, une longue et gentille lettre. Écris-moi surtout ce dont tu as besoin — Je te préparerai un peu d’argent que je te donnerai quand tu passeras à la maison: cela te permettra d’attendre le moment où tu gagneras ta vie. Je te ferai aussi un paquet de linge propre, si tu veux, des chemises, un complet, des sous-vêtements.
Voilà, c’est tout ce que je voulais te dire — excuse-moi de t’avoir rappelé un souvenir humiliant, à propos du bol bleu. Mais je suis tellement sûre que tu n’es pas différent du jour où je t’ai rattrapé dans les escaliers, et je t’ai convaincu, doucement, qu’il ne fallait pas que tu t’en ailles de cette façon-là. Tout ceci restera un secret entre nous, si tu veux, et nous nous comprendrons bien mieux quand tu viendras nous voir — Je t’attends, mon cher Adam, à très bientôt, je t’embrasse bien affectueusement, et j’espère beaucoup de toi,
ta mère qui t’aime tendrement.
Denise Pollo.
Adam replia les feuilles; dans l’enveloppe, il y avait encore un morceau de papier. Il était très froissé, sali. Une autre main avait écrit, hâtivement quelques lignes au crayon. C’était:
«Ne vous inquiétez pas pour moi. Je
m’en vais pour un certain temps.
Écrivez-moi à la Poste restante 15,
au Port. Ne vous en faites pas pour
moi tout va bien.
Adam.»
Quand il eut terminé sa lecture, Adam replaça les feuillets de la lettre à l’intérieur de l’enveloppe, ainsi que le billet intercalaire. Puis il glissa le tout au milieu de sa revue, ramassa ses affaires et sortit du Bureau de Poste. Une espèce de sueur avait collé ses cheveux sur son front, et sa chemise sur son dos.
Tout allait bien, en effet. Il faisait toujours beau pour l’été déclinant, et la Promenade du fiord de Mer grouillait de gens. Devant les Cafés, des jeunes en T shirts jouaient de la guitare et quêtaient. Tout était si blanc sous la lumière que ç’aurait pu être noir. On vivait sous des peaux de coups de soleil. Un encrier gigantesque, pourquoi pas, avait versé son liquide sur la terre; c’était comme si on avait regardé le monde en transparence, à travers un négatif de photographie.
Adam ne suivait plus personne; peut-être même que c’était lui qui était suivi, à présent. Il n’avançait plus au hasard. Chaque pas qu’il faisait traîner sur les gravillons losangulaires était mesuré; il marchait strictement sur la route, le long de la mer, comme on remplit des fiches et des formulaires.
Nom ……………… Prénoms…………………
Date et lieu de naissance………………………
Adresse…………………………………………
Profession………………………………………
Êtes-vous (*) fonctionnaire?
Agent EDF-GDF?
Agent de Collectivité Locale?
Chômeur?
Étudiant?
Pensionné?
Ass. Volontaire?
(*) rayer la mention inutile.
De l’autre côté de la rue, un magasin de radio était contigu à un marchand de glaces. Adam acheta un cornet de glace à la praline et regarda la TV: il y avait deux types, un garçon et une fille, qui dansaient en collants noirs sur l’air de «Paper Moon»; au fond de la vitrine, 3 autres postes de TV étaient branchés sur la même émission. Ils avaient tous l’air terriblement humain, avec le carré blanc similaire parcouru de milliers de fourmillements grisâtres; par-dessus leurs images, la haute silhouette d’Adam se reflétait dans la vitrine, avec deux yeux, un nez, une bouche, des oreilles, un tronc, quatre membres, des épaules et des hanches.
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