«… Criaient la gloire
de Dieu,
Chantaient l’amour
de Dieu…»
Il s’arrêtait pour regarder sa mère qui dormait plus haut, affalée sur les cailloux, puis reprenait, sur une fausse note,
«… Criaient la gloire
de Dieu, etc.»
Les avions passaient sans faire de bruit entre deux couches d’atmosphère. Les gens s’en allaient manger. Une guêpe avec une aile à moitié arrachée courait d’un galet à un autre; elle faillit deux fois prendre le chemin de la terre ferme, mais par manque d’orientation au milieu de ce désert chaotique, elle se trompa et marcha vers la mer, vers la mort, où une seule goutte d’eau salée la noya au soleil. Le petit garçon chantait maintenant:
«Oh Sarimarès
belle amie d’autrefois,
en moi tu demeures vi-ive.»
avec une voix plus sûre; puis il remonta sur la plage, et en passant, fit tomber la revue d’Adam. Alors il continua avec plus de précautions, fixant le dos d’Adam de ses deux yeux petits, aux paupières lourdes; jusqu’à la serviette éponge où dormait sa mère, qu’il tira à lui avant de s’asseoir et d’oublier.
Peu de temps après, Adam se leva et partit; il marcha rapidement vers le Bureau de Poste le plus proche du Port; il s’adressa au guichet de la poste restante. L’employé lui remit une enveloppe distendue par une lettre épaisse. Sur l’enveloppe, il y avait écrit, à la main:
Adam Pollo,
Poste Restante n° 15.
et l’adresse.
Parce qu’il faisait frais, et peut-être parce qu’il ne savait pas trop où aller, Adam ouvrit la lettre à l’intérieur du Bureau de Poste. Il s’assit sur une banquette, non loin de la table des annuaires. À côté de lui, une jeune fille rédigeait un mandat. Elle s’y prenait à plusieurs fois, hésitait, calculait mentalement; elle transpirait et serrait très fort entre ses doigts un crayon à bille-réclame entouré d’un élastique.
Adam déplia la lettre; il y avait trois pages, et l’écriture était large. Les caractères, beaucoup plus proches du dessin ou de l’hiéroglyphe que de l’alphabet romain, devaient avoir été tracés par une main lourde, peu féminine, habituée à peser sur les surfaces planes, et notoirement sur les feuilles de papier. Une certaine fantaisie dans l’agencement des lettres, ou dans la chute des «s» terminaux, laissait prévoir de la tendresse, de l’animation, ou plus simplement ce léger énervement d’avoir à adresser des mots au hasard, sans nulle certitude d’être lu; les pages s’étalaient là, incontestables, offrant un message où il fallait savoir lire entre les lignes, une sorte de devinette naïve et retorse; en tout cas immuable, comme gravée dans une pierre murale, message de main de mortel qu’aucun temps ne saurait aliéner, et qui se donnait, clair telle une date, abstrus telle une solution de labyrinthe.
Il y avait plus d’une semaine que la lettre attendait dans les casiers de la poste restante.
19 août
Mon cher Adam.
Quelle a été notre surprise, à ton père et à moi, de voir ton billet dans la boîte aux lettres; grosse, tu peux le croire. Nous ne nous attendions à rien de ce genre, ni pour ce que tu as fait, ni pour la façon dont tu nous l’as fait savoir. Nous espérons que tu ne nous caches rien — que rien de grave ne se dissimule sous cette affaire. Bien que nous n’avons pas aimé, ton père et moi, le peu de confiance que tu nous as témoigné. Nous sommes toujours très peinés, je t’assure.
Ton père était terriblement opposé à l’idée de t’écrire à la poste restante, comme tu avais demandé de le faire dans ton billet. Nous en avons discuté longuement, et tu le vois, j’ai contrecarré sa volonté, et j’ai pris sur moi de céder à ton caprice.
Mais je sens confusément que j’ai tort, parce que je ne sais que dire. J’aimerais pouvoir te parler calmement, me faire expliquer les raisons de ton geste, et deviner ce dont tu peux avoir besoin. Une lettre, je le sens — et encore plus une lettre à la sauvette comme celle-ci ne sera pas beaucoup utile dans ce sens-là. Enfin, puisque tu y tiens, je l’écris quand même. Je voudrais bien t’écrire amicalement, pour que tu comprennes l’absurdité de ton attitude, et la pénible inquiétude où elle nous a plongés, ton père et moi. Dès que tu recevras cette lettre de moi, quelles que soient tes intentions et quoi que tu fasses, réponds-y par retour de courrier. Tu me diras pourquoi tu es parti ainsi sans nous avertir, où tu te trouves actuellement, et ce dont tu peux avoir besoin. Comprends que c’est la première chose essentielle à faire pour calmer nos inquiétudes et notre peine. Fais cela pour moi, Adam, c’est tout ce que je te demande.
J’ai mis dans la même enveloppe le billet que tu nous avais adressé avant de t’en aller. Lis-le et comprends combien il était insuffisant pour nous rassurer. Nous ne nous attendions à rien de semblable. Tu ne nous avais parlé ni de voyage, ni de vacances. Nous pensions qu’après les récentes fatigues de ton service, tu allais pouvoir te reposer auprès de nous — nous pensions aller tous ensemble pendant quelque temps à la campagne chez ta tante — nous n’en avions pas trop parlé, évidemment, mais tu semblais fatigué depuis un moment et je savais que tu n’aimes pas faire de projets. Inutile de dire qu’avec ça, nos vacances sont tombées à l’eau.
Philippe nous avait écrit la semaine d’avant. Il était d’accord pour venir nous rejoindre chez tante Louise dès que son travail le lui permettrait — et passer le mois d’Août en famille. Ton père avait réussi à se faire donner un congé pour cette période, et je pensais tout naturellement que tu étais d’accord, toi aussi. Je pensais qu’on pourrait être comme avant, tous réunis; vous avez grandi, Philippe et toi, mais vous savez qu’il suffit d’une bonne réunion de famille pour que vous redeveniez mes enfants, et que j’oublie votre âge et le mien. Et voilà que tu remets tout en question, avec un coup de tête. Ton père était très fâché en apprenant, ce que tu avais fait. Pourquoi ne pas t’en être ouvert avant, Adam? Pourquoi ne nous en avoir pas parlé? Ou tout au moins, à moi, qui suis ta mère? Oui, pourquoi ne pas avoir essayé de m’expliquer? Si tu devais partir ailleurs, pour une raison ou pour une autre, s’il fallait absolument que tu t’en ailles, pendant un certain temps, tu peux être sûr que nous l’aurions compris. Nous ne nous y serions pas opposés –
Rappelle-toi encore, il y a quinze ou seize ans, quand tu avais voulu quitter la maison — Tu avais quatorze ans, à ce moment-là, pas vingt-neuf ans, et pourtant, souviens-toi, je ne me suis pas opposée à ce que tu t’en ailles. Je sentais que tu avais besoin de t’échapper un peu, loin de nous. La querelle avec ton père était sotte, bien entendu mais j’ai senti que c’était plus important qu’une dispute à propos du bol bleu cassé. Ton père est un homme irritable, tu le sais — Lui non plus ne se préoccupait guère du bol bleu; mais il a cru que tu voulais le narguer, que tu voulais te moquer de son autorité, et c’est pourquoi il t’a frappé. Il a eu tort et il s’en est excusé — mais souviens-toi de ce que j’ai fait. Je t’ai rattrapé dans l’escalier et je t’ai demandé de réfléchir — je t’ai expliqué que tu étais trop jeune pour t’en aller tout seul dans la vie, au hasard — je t’ai dit qu’il valait mieux attendre encore quelque temps, laisser passer ta colère. J’ai dit que tu pourrais attendre une semaine ou deux, et puis, si tu voulais toujours t’en aller, tu pourrais chercher du travail quelque part, te placer comme apprenti, par exemple. Tu aurais pu vivre honnêtement de ton côté si c’était cela que tu voulais. Tu as bien réfléchi, et tu as compris. Tu as un peu pleuré de honte, parce que tu étais encore offensé et que tu croyais avoir perdu une bataille. Mais moi j’étais heureuse pour toi, parce que je savais que c’était la seule chose à faire.
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